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Ils vivent la nuit

Suite du magnifique Un pays à l’aube, le dernier roman de Dennis Lehane plonge son intrigue dans les années 20 aux Etats-Unis, quand la Prohibition permettait l’expansion de la Mafia.

Du rhum, des balles et des dollars

Depuis 2001, Dennis Lehane organise son œuvre en deux courants parallèles : le premier est construit autour du duo bostonien Patrick Kenzie/Angela Gennaro. Il en a écrit cinq dans les années 90 [1], et un sixième, Moonlight Mile [2], en 2010. Le second a débuté avec Mystic River, dont le cadre est toujours le Boston contemporain, puis s’est poursuivi dans une veine historique avec Shutter Island (dans les années 50), Un pays à l’aube [3](juste après la première guerre mondiale) et donc ce Ils vivent la nuit qui en est la suite, dans les années 20-30 de la Prohibition [4].

JPEG - 28.3 koDifficile de dire dans lequel de ces courants Lehane est le meilleur. Ses romans policiers se démarquaient du lot, comme ceux de Tony Hillerman ou de James Lee Burke, parce qu’ils étaient ancrés dans un territoire (la communauté irlandaise des quartiers pauvres de Boston) et par la dimension morale de ses personnages principaux. On retrouve bien sûr ces caractéristiques dans le courant historique, pour lequel Lehane ajoute un souci de précision documentaire digne des grands historiens des mouvements sociaux.

Un pays à l’aube s’inscrivait dans un contexte historique fort et finalement peu traité par la fiction, celui de l’immédiat après-guerre (celle de 14-18) aux Etats-Unis et des conflits sociaux brûlants qui s’y sont déroulés. Cet arrière-plan servait de décor à une histoire familiale déchirante, celle du flic bostonien Danny Coughlin et de son père Thomas, capitaine de la police de la ville.

Ils vivent la nuit suit la trace du frère de Danny, Joe, qui choisit le gangstérisme (lui même préfère se définir comme un « hors-la-loi ») plutôt que l’ordre et tombe inévitablement dans la main de la Mafia, laquelle prospère au début des années vingt sur le terreau de la Prohibition. Car Joe est une tête brûlée mais un cœur tendre, qui fond pour les beaux yeux de la maîtresse d’un caïd local — mauvaise pioche.

Rescapé par miracle d’un réglement de comptes qui aurait dû lui être fatal, Joe passe deux ans dans le pénitencier de Charlestown, où il rencontre un Italien qui a de hautes ambitions pour lui. C’est le début d’une ascension qui rappelle furieusement celle de Vito Corleone dans le Parrain. Sauf que là, Joe Coughlin, fils de flic irlandais, fait tache dans le milieu sicilien qu’il devra convaincre de ses talents pour faire fructifier la contrebande de rhum en Floride. Quitte à refroidir ceux qui ne sont pas convaincus.

On est là dans du déjà vu et c’est bien dommage. En perdant l’originalité de Shutter Island ou d’Un pays à l’aube, Dennis Lehane rentre dans le rang et ne met pas suffisamment en avant l’arrière plan historique qui était pourtant intéressant : comment la Prohibition a donné un coup de fouet à l’industrie du crime, comment cette dernière et les autorités ont pactisé (avec les élus et la police au niveau local, avec le gouvernement américain à Cuba), et comment Roosevelt y a mis fin pour des raisons économiques à son arrivée à la Maison Blanche.

[1dont l’exceptionnel Gone, baby, gone, sans doute son plus beau roman

[4Qui s’est étendue de 1920 à 1933 à la suite du 18e amendement à la constitution