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Sleeping Beauties

Et si les femmes s’endormaient, frappées d’un sortilège, et laissaient les hommes se débrouiller entre eux ? Version féministe du Fléau, ce Sleeping Beauties est (trop ?) long et fait la part (trop ?) belle au fantastique, à partir d’une d’idée stimulante.

Il est quand même paradoxal que ce qui est à coup sûr le premier grand roman fantastico-féministe du mandat Trump et du phénomène #MeToo — il a même été écrit avant — a été écrit par deux hommes, dont l’un est le père de l’autre. Bel exemple de népotisme patriarcal, non ? Blague à part, que vaut cette Belle au bois dormant des temps modernes ?

Vous imaginez bien que, passé à la moulinette de la famille King, le conte de Charles Perrault est relativement pauvre en Prince Charmant et richement doté en psychopathes bas de plafond qui voient dans l’étrange sort qui frappe les femmes (elles ont le visage recouvert d’un cocon dès qu’elles s’endorment, et ne se réveillent plus) l’occasion de lâcher les chevaux une bonne fois pour toutes.

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La tentation d’un monde sans hommes

L’intrigue se noue autour d’une prison pour femmes de Dooling, dans les Appalaches, dans une petite ville où il ne se passe pas grand chose jusqu’au jour où frappe l’épidémie de sommeil, alors même qu’une femme au comportement très étrange vient d’être arrêtée après avoir massacré deux trafiquants de drogue. Cette Evie Black, comme elle se fait appeler, semble tout savoir sur tout le monde, peut s’endormir et se réveiller sans problème et fait des rats de la prison ses alliés — comme dans Le joueur de flûte de Hamelin, des frères Grimm.

A l’instar de Dôme, où un village était littéralement mis sous cloche pour exacerber les pulsions criminelles et fascisantes de quelques-uns, Sleeping Beauties va voir la communauté se diviser en deux, ceux qui veulent protéger la prison de Dooling et ceux qui veulent la prendre d’assaut pour en extraire Evie Black, dont la réputation de sorcière a vite franchi les murs.

Dans un échange dans un bar où le ton monte entre les hommes, un professeur d’histoire interpelle l’assistance :

« L’étude de l’histoire nous amène à une constatation extrêmement gênante sur la nature humaine, mes amis. Cette constatation, formulée grossièrement, est la suivante : les femmes sont saines d’esprit, les hommes sont fous ».

Car, en effet, et le roman ne s’attarde pas suffisamment là-dessus, si un monde dans lequel il ne reste que des hommes est condamné à moyen terme (plus de naissances) et plus probablement à court terme (déchaînement de violence, tueries de masse), un monde sans homme est une hypothèse d’école plutôt séduisante, du moins pour les femmes qui ont payé très cher le ticket d’entrée au royaume du patriarcat. Et, moyennant du sperme congelé, il y a toujours moyen de faire des enfants, n’est-ce pas ?

Une partie fantastique qui ne vaut pas la partie réaliste

L’idée est donc excellente, la réalisation un peu moins. S’il est impossible de faire la part des choses entre l’apport de Stephen King et celui d’Owen — qui a écrit précédemment un recueil de nouvelles et un premier roman — le fait est que la plus-value ne saute pas aux yeux, sinon qu’elle alourdit le récit (818 pages). La moitié aurait sans doute suffit.

De plus, comme dans Dôme d’ailleurs (ou dans Rose Madder, autre roman féministe d’ailleurs auquel on pense parfois), la partie fantastique est loin de valoir celle plus réaliste. Evie Black a des pouvoirs surnaturels, certes, mais l’univers parallèle où se retrouvent les femmes dans leur sommeil (un univers apaisé, épanouissant et sans hommes) ne ressemble à pas grand chose. Dommage, car il y a des moments très drôles dans le récit, comme un passage où deux petites frappes dépouillent un junkie de son bazooka (ça peut toujours servir) et menacent de lui couper le kiki si l’arme s’avère défectueuse.

« Je crois qu’on devrait lui arracher quand même, dit May. Voilà ce que je pense. Il est tout petit, je parie.
—  Il fonctionne, il fonctionne », affirma Fritz, parlant sans doute du bazooka et non pas de son sexe.

L’univers carcéral, enfin, est très bien rendu, comme dans La ligne verte. Un des adjoints de la centrale de Dooling a cette phrase qui a l’impact d’une fusée éclairante :

« La prison est un entrepôt pour les individus qui refusent d’obéir aux règles, mais qui ne savent pas tricher. »

C’est on ne peut plus juste : les tricheurs ne sont pas en prison, mais à la Maison Blanche, où ils rêvent d’un grand retour de bâton à l’attention des femmes.