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Un pays à l’aube

Dans un roman foisonnant et épique, Dennis Lehane nous plonge au cœur de l’histoire de sa ville, Boston, dans l’année trouble qui a suivi la fin de la guerre de 14-18. Il y tresse fiction et histoire, la plus surprenante n’étant pas celle à laquelle on pense.

L’ACCOUCHEMENT VIOLENT D’UN MONDE NOUVEAU

Dans Un pays à l’aube, on croise la mégastar du base-ball, l’immense (et profondément immature) Babe Ruth, des politiciens au sommet, comme le président Woodrow Wilson ou le gouverneur du Massachusetts, Calvin Coolidge, et un jeune inspecteur du ministère de la Justice déjà particulièrement répugnant, un certain John Edgar Hoover (qui dirigera le FBI en despote anticommuniste et pro-mafia de 1924 à 1972).

Mais dans cette fresque de 760 pages, ce ne sont pas eux les personnages principaux. Qui, alors ? Le flic bostonien Danny Coughlin ? Le Noir Luther Laurence ? Ou la ville de Boston elle-même, comme dans presque tous les romans de Lehane ? Difficile à dire, tant Un pays à l’aube (The Given day) multiplie les pistes et mélange les codes du polar, du roman historique et de la chronique sociale.

En calant le début de son récit en septembre 1918 et en le déroulant sur une année, Lehane intègre ainsi l’épidémie de grippe espagnole qui tuait en trois jours, l’explosion d’une cuve contenant 8,7 millions de litres de mélasse (et qui fit 21 morts), le transfert de Babe Ruth des Red Sox aux Yankees, les émeutes du 1er mai 1919, la grève de la police de Boston et des deux jours de saccage qui en ont découlé. Si on ajoute au tableau la fin de la première guerre mondiale (qui provoque une grave crise économique) et la révolution russe (qui inquiète terriblement les politiques), on obtient un cocktail qui ne demande qu’à exploser.

Le grand talent de Dennis Lehane, c’est d’avoir tissé dans ce gigantesque arrière-plan historique une trame intimiste à travers les histoires croisées de Dennis Coughlin, flic infiltré dans les mouvements anarchistes (et qui prendra la tête du mouvement syndical de la police bostonienne) et Luther Laurence, Noir ayant fui la ville tolérante de Tulsa après un meurtre et qui tente de se faire une place (en tant que domestique) dans le milieu élitiste et foncièrement raciste de la Nouvelle-Angleterre dominé par les Irlandais. Il est d’ailleurs touchant que ce récit d’une émancipation avant l’heure ait été publié (aux États-Unis) au moment même où Barack Obama accédait à la Maison Blanche.

En lisant Un pays à l’aube, on ne peut s’empêcher de penser à la Porte du Paradis, de Michael Cimino (qui se passe trente ans plus tôt) et à l’immense livre de Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis (que Lehane cite en postface). Rarement un roman aura si bien décrit la violence des rapports de classe, les tensions qui traversent un corps social qui se lance dans une grève de grande ampleur et les moyens que le pouvoir est prêt à déployer pour y mettre fin. Page 410, le père de Danny, le capitaine de police Thomas Coughlin, avoue ainsi : “Von Clausewitz a dit que la guerre n’était qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. Pour ma part, j’ai toujours pensé que c’était l’inverse.”