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L’hirondelle avant l’orage

Si Staline est entré dans l’histoire tragique du 20e siècle pour sa folie criminelle et comme fossoyeur de la révolution russe, Ossip Mandelstam est beaucoup moins connu. C’est pourtant un grand poète qui, en 1934, a écrit un épigramme au petit père des peuples. Robert Littell raconte et met en scène cette confrontation entre l’artiste et le dictateur. Article publié sur le site envrak.fr.

CHAQUE MISE À MORT EST UNE FÊTE

Robert Littell est le père de Jonathan, l’auteur des Bienveillantes. Il est surtout connu pour ses romans d’espionnage et le pavé sur l’histoire de la CIA, La compagnie. Avec L’hirondelle avant l’orage, il franchit un palier en mettant en scène le match Staline-Mandelstam.

Parmi les grands noms de la littérature russe du vingtième siècle, Mandelstam est loin d’être le plus célèbre. Le roman de Robert Littell télescope l’Histoire et la fiction pour nous faire vivre, au plus noir de la terreur stalinienne, l’acte de défi aussi vain que magnifique d’Ossip Mandelstam. Poète admiré au début de la révolution, Mandelstam est progressivement tombé en disgrâce et survit comme il peut jusqu’au jour où il compose un épigramme à Staline. On est au début de l’année 1934, dix ans après la mort de Lénine, et l’URSS s’enfonce dans le chaos avec la collectivisation forcée des campagnes et la famine en Ukraine qui jette des millions de paysans sur les routes. Le culte de la personnalité atteint des sommets.

C’est à ce moment que Mandelstam crée ce qu’il espère être une arme de destruction massive : « je sais comment m’y prendre pour le détruire ! Il suffit d’une étincelle. Nous avons entendu des physiciens s’interroger sur le pouvoir explosif enfermé dans l’atome. Je crois profondément au postulat selon lequel le noyau d’un poème renferme lui aussi un pouvoir explosif. Un poème explosant d’une vérité dont l’écho se propagera à travers le pays comme les ondulations créées par une pierre, lancée dans l’eau stagnante. » Son épigramme, sec et brûlant comme un coup de fouet au visage, il le paiera au prix fort, évidemment. Mais grâce à sa femme Nadejda, qui a vécu jusqu’en 1980 (et que Littell a rencontrée en 1979 à Moscou), ses lignes nous sont parvenues. Les quatre premiers vers ressemblent à un voyage sans retour :

Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds
A dix pas personne ne discerne nos paroles.

On entend seulement le montagnard du Kremlin
Le bourreau et l’assassin de moujiks.

Et la fin tombe comme celle d’un conte de fées cruel :

Chaque mise à mort est une fête
Et vaste est l’appétit de l’Ossète

Mais le roman de Robert Littell ne raconte pas seulement la confrontation épique et biaisée entre Mandelstam et Staline, et les rencontres imaginaires entre les deux (on y voit également Nikolaï Boukharine, future victime des purges de 1938, plaider la cause de Mandelstam auprès du khoziayin, un des surnoms de Staline). C’est aussi un instantané du cauchemar concentrationnaire qu’est devenue l’URSS en 1934, du petit appartement de Mandelstam aux cellules de la Loubianka en passant par le bureau de Staline au Kremlin, une salle de procès à la Maison des syndicats et un camp d’extraction de l’or sur le fleuve Kolyma où les déportés se shootent au tanin de thé pour supporter l’épuisement, la dénutrition et le froid polaire.

C’est aussi une réflexion sur le rôle dissident de l’art face au pouvoir absolu. Dans une conversation, au temps où il était encore libre, entre Mandelstam et Boris Pasternak (le futur auteur du Docteur Jivago), les deux poètes parlent d’Hamlet. Selon Pasternak, Hamlet n’est pas fou : il fait semblant, pour justifier sa lâcheté, son incapacité à venger la mort de son père. Mandelstam comprend dès lors que lui-même fait semblant d’être sain d’esprit, pour ne pas prendre le risque d’attaquer Staline. Sa décision est prise. « La Russie a besoin d’un peu plus de folie et d’un peu moins de raison ». Même si, comme il le reconnaît, « les exécutions me terrifient, surtout la mienne. »

Car même au plus profond du désespoir, Mandelstam ne résiste jamais au plaisir d’un bon mot. Quand, en 1938, des amis lui demandent à quoi il travaille, il répond : « à rester en vie ». Un peu plus tôt, quand, épuisé et malade, il était exilé à Voronej, il répondit à son amie Anna venue lui rendre visite et lui demandant s’il faisait appel aux services d’une prostituée : « j’attends mon tour dans la longue file qui s’est formée dans une petite rue près de la gare, où ils louent des érections, mais chaque fois que j’arrive au guichet, ils sont en rupture de stock. »

C’est enfin un texte à plusieurs voix, où se croisent les témoignages de Mandesltam, de sa femme Nadejda, de son amie Anna Akhmatova, du garde du corps de Staline, un dénommé Vlassik, et d’un ex-haltérophile à la naïveté confondante, Fikrit Shotman, accusé de complot trotskiste pour avoir possédé une valise avec une vignette de la Tour Eiffel. Les chapitres où il raconte ce qu’il lui arrive sont les plus drôles du roman, tant le décalage est immense entre le bon sens paysan du colosse, qui se croit protégé pour avoir serré la main de Staline après avoir gagné une médaille d’argent en 1932, et la paranoïa galopante de ses accusateurs.

Le voyage en wagons à bestiaux vers la Kolyma donne lieu à un des passages les plus touchants du livre : l’un des déportés, un professeur et bolchevik de la première heure, organise une coopérative à l’intérieur du wagon où les ressources sont mises en commun afin que tous survivent au voyage : collecte de nourriture et d’eau potable, organisation d’un comité des rations, d’un comité du courrier pour aider les illettrés, et même un comité des enfants. L’idéal révolutionnaire d’une société plus juste toujours vivant, au cœur même de la négation de cet idéal.