télécharger l'article au format PDF

L’année brouillard

Roman captivant bâti sur du sable, L’année brouillard est construit comme un labyrinthe mental d’une grande finesse malgré (ou grâce à) une intrigue réduite à sa plus simple expression.

Recherche Emma désespérément

Comment tenir un lecteur en haleine pendant 500 pages avec presque rien ? C’est le pari gonflé, et remporté haut la main, de l’Américaine Michelle Richmond avec son deuxième roman, L’Année brouillard (Year of fog), un objet littéraire tout à fait étonnant et captivant, un jeu subtil et brillant sur la mémoire, l’obstination et la perte. L’intrigue est on ne peu plus dépouillée : Abby, une jeune femme photographe, garde pour quelques heures Emma, six ans, fille de son nouveau compagnon. Sur une plage de San Francisco baignée par le brouillard, Abby quitte Emma des yeux une petite minute, le temps de prendre quelques photos d’un bébé phoque échoué sur le sable. Quand elle lève les yeux à nouveau, la petite a disparu. Fin de l’intrigue.

JPEG - 17.1 koIl est facile de dire ce que cette Année brouillard n’est pas : ce n’est pas un mélo, même si l’amour y est omniprésent, du moins l’amour quasi maternel entre une jeune trentenaire et une fillette. Ce n’est pas un polar non plus, au sens où il n’y a pas vraiment d’enquête (ou alors en arrière plan) mais plutôt une quête d’un bonheur à peine entrevu et déjà envolé. Ce n’est pas vraiment un roman psychologique. Encore moins un thriller. Qu’est ce que c’est, alors ?

On pourrait éventuellement parler d’un exercice de style. A travers la disparition d’Emma, personnage fantôme sur lequel les adultes projettent leur douleur et leurs regrets, Michelle Richmond nous balade dans le labyrinthe infini des souvenirs, les vrais comme les faux, ceux qui ont été vécus et ceux que notre cerveau a reconstruit. La recherche de la petite fille est surtout une exploration mentale. Il y est aussi question de photographie, de cet instant où l’appareil capte un fragment d’existence pour le faire apparaître sur une feuille de papier au terme d’un processus chimique que l’on est en train d’oublier, d’ailleurs.

La notion d’espace-temps est elle aussi explorée. Par exemple, dans les heures qui suivent la disparition d’Emma, Abby calcule quelle distance un éventuel kidnappeur pourrait franchir chaque minute, puis elle multiplie cette dernière par pi au carré pour obtenir la surface de recherche. Une surface qui s’agrandit démesurément... Le temps est rythmé au début de chaque chapitre, les heures s’ajoutant aux minutes, les jours aux heures, puis les semaines, puis les mois...

Comme lors de chaque disparition inexpliquée, plus le temps passe et plus le doute s’installe. La police finit par clore les recherches, le père d’Emma lui-même n’y croit plus. Seule Abby ne renonce pas, comme si elle avait trouvé dans cette quête éperdue et acharnée une dernière raison de vivre, dans un acte de foi plus que de raison. Elle essaie de revivre désespérément ces minutes fatales qui ont précédé et suivi la disparition, à la recherche d’un indice si ténu soit-il. Ce faisant, bien sûr, elle se prive de toute chance de faire le deuil et de passer à autre chose.

On ne dévoilera pas la fin bien entendu, sinon pour dire que Michelle Richmond maîtrise son histoire jusqu’au bout, ne cède à aucune facilité narrative et nous laisse, cinq cents pages plus tard, touchés en plein cœur par une superbe histoire d’amour perdu.