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Miyazaki et ses huit filles

C’est l’un des géants de l’animation, et ses héroïnes bouleversent les codes. Bienvenue chez les filles de Hayao Miyazaki, quelques jours avant la sortie sur les écrans de Ponyo sur la falaise. Cet article a été publié dans le webzine culturel Envrak dans le cadre d’un dossier thématique sur les héros.

Elles s’appellent Chihiro, Kiki, Nausicaä, Sophie, Mononoke, Mei, Sheeta ou Satsuki, elles ont entre 4 et 80 ans et elles n’ont peur de rien. Elles sont toutes nées de l’imagination florissante d’Hayao Miyazaki, 68 ans et fondateur au milieu des années 80 des studios Ghibli, un des plus importants lieux de création du cinéma d’animation contemporain. Car si l’univers du maître japonais se reconnaît par ses fabuleuses machines volantes, ses paysages naturels verdoyants ou dévastés, il se caractérise par la place déterminante faite aux filles et par son art de rendre compte de la complexité du vivant, aussi bien pour les hommes que pour les animaux et les plantes.

Hayao Miyazaki s’est inspiré d’auteurs occidentaux comme Homère (L’Odyssée pour Nausicaä), Jonathan Swift (Les voyages de Gulliver, pour Le Château dans le ciel) ou Diana Wynne Jones (Le château de Hurle, pour Le Château ambulant). Mais il mêle à ses récits des mythes et légendes japonaises (Princesse Mononoke, le Voyage de Chihiro, Mon voisin Totoro) et bien entendu son histoire personnelle (sa mère hospitalisée dans Totoro, le Japon dévasté par les bombes dans Nausicaä et dans Le Château ambulant). Il dénonce les ravages de la guerre, la vanité des conquêtes territoriales et plus encore, les désastres infligés à l’environnement.

Nausicaä de la vallée du vent (à gauche) et Satsuki, une des héroïnes de Mon voisin Totoro

A l’exception de son prochain film, Ponyo sur la falaise (qui sort le 8 avril et dont les personnages principaux sont un petit garçon et une princesse... poisson) et de Porco Rosso, ses portes-parole sont systématiquement des filles, qu’elles soient de naissance noble (Mononoke, Nausicaä, Sheeta), d’ascendance de sorcières (Kiki) ou issues du peuple (Sophie, Chihiro, Mei et Satsuki). Elles se retrouvent confrontées à des monstres issues de la pollution, à une bande de pirates, à des fantômes, ou tout simplement à l’absence de la mère. Dans Le Château ambulant, Sophie est même un personnage sans âge, ou plutôt dont l’âge varie (de 18 à 80 ans) au gré de son moral, d’un instant à l’autre.

Les « filles » de Miyazaki ne sont en aucun cas le même personnage présenté à des âges et dans des contextes différents : Chihiro n’a aucun pouvoir, elle est plutôt bornée et pas très courageuse alors que Nausicaä ou Mononoke sont des combattantes charismatiques. Kiki est une sorcière capable de voler sur un balai, alors que Sophie a elle été victime d’un sort. Mei et Satsuki sont des fillettes sans talent particulier, et Sheeta n’a pour aide qu’une pierre de lévitation. Elles ont donc leur caractère propre, leurs qualités et leurs défauts, ont une famille ou sont orphelines. Bref, chacune est unique, au croisement d’une histoire personnelle, d’un lieu et d’une époque qui la façonnent. Comme chacun de nous.

Sophie jeune, puis vieille (à gauche et à droite) dans Le Château ambulant, et au milieu Kiki la petite sorcière

Pour autant, elles ont clairement des points communs : toutes sont capables d’empathie, toutes sont douées de curiosité, toutes font preuve d’abnégation, toutes apprennent des épreuves qu’elles traversent et qui les grandissent, toutes ont quelque chose de plus que les personnages masculins, sans doute une capacité supérieure à percevoir et à ressentir ce qui ne se voit pas, car comme le dit Saint-Exupéry dans le Petit prince, « l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur ».

Et surtout, à l’exception notable de Sophie dans le Château ambulant, aucune n’est enfermée dans des fonctions considérées comme féminines (tâches domestiques, éducation des enfants...). Sophie, qui fait le ménage dans le château d’Hauru et travaillait avant dans le magasin de chapeaux familial, est issue du roman anglais de Diana Wynne Jones. Mais son originalité est ailleurs : ce n’est pas elle qui attend le prince charmant, c’est Hauru (et Calcifer) qui a désespérément besoin de Sophie.

Sophie entre deux âges avec Calcifer (à gauche) et Sheeta (dans le Château dans le ciel)

Les seconds rôles, dans les films de Miyazaki, donnent aussi la part belle aux femmes, généralement adultes : la mère de Mei et Satsuki dans Totoro, la sorcière des Landes et Suliman la magicienne royale et manipulatrice dans le Château ambulant, la sorcière Yubâba qui gère un établissement de bains dans Chihiro, Dame Eboshi qui a créé une communauté indépendante d’esclaves et de prostituées dans Mononoke, Ursula l’artiste-peintre dans Kiki, Ma Dora la chef des pirates — une sorte de Ma Dalton — dans le Château dans le ciel, Kushana à la tête de l’armée tolmèque dans Nausicaä...

Elles aussi sont des personnages riches et complexes qui détournent les codes habituels des « méchants » : hormis dans Kiki et dans Totoro, elles représentent généralement le pouvoir de nuisance et la volonté de conquête, mais elles ont aussi de bons côtés, ou tout au moins des raisons objectives d’agir ainsi. Ce qui les rapprochent étrangement, d’ailleurs, de la sorcière Karaba (victime d’un viol collectif) dans Kirikou.

La petite Mei (à gauche dans Mon voisin Totoro), Chihiro et Mononoke (à droite)

Les personnages masculins, eux, sont souvent moins bien lotis : le boulanger dans Kiki ne s’exprime quasiment jamais, Hauru dans le Château ambulant se définit lui-même comme craintif et peureux, le père de Chihiro est particulièrement stupide et se transforme en porc, Muska est un vrai méchant irrécupérable dans le Château dans le ciel, Kurotawa est un opportuniste dans Nausicaä. Seuls Ashitaka (dans Mononoke) et Yupa (dans Nausicaä) sortent du lot par leur courage et leur sagesse.

Ces partis pris, bien loin des stéréotypes à la Disney (Miyazaki a d’ailleurs rejeté fermement la comparaison), nourrissent une œuvre profondément originale et humaine, aussi bien par ses racines orientales que par l’absence de manichéisme et la place faite aux filles. C’est pour cela que les enfants qui découvrent ces films entre cinq et douze ans y apprennent tant de choses : les filles s’y sentent valorisées, n’y sont jamais caricaturées, et l’identification est possible dans un dépassement constant des conventions et des normes sociales.

Quant aux garçons, ils découvrent autre chose que les super-héros au service de l’ordre et de la conquête et un monde plus complexe que la classique opposition bons/méchants et hommes héroïques/femmes spectatrices. Sans doute pas suffisant pour les détourner du machisme et de la domination masculine, mais assurément nécessaire pour semer des petites graines qui, plus tard, qui sait...

Pour en savoir plus sur l’univers de Miyazaki, un excellent site à visiter : buta-connection.net