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Zéro neuf - extraits (chapitre 3)

Soledad

Gaïa,

J’ai bien cru que tout ça n’était qu’une sorte de mirage. Tu sais, quelque chose est là, tout près, tu tends la main pour le toucher, et tes doigts se referment sur de l’air. Ta première lettre avait déclenché en moi tellement de mouvements que je ne pouvais tout simplement pas imaginer que ce soit la dernière. Comment te dire ? C’était un peu comme si mon cœur était arrêté depuis longtemps, et qu’il s’était remis à battre. Cette lettre, elle ne m’était pas vraiment adressée, c’est moi qui l’ai trouvée mais ça aurait pu être quelqu’un d’autre. Ça aurait pu. Le hasard, le destin ou quoi que ce soit a voulu que ça tombe sur moi. Et là, après m’avoir tendu la main, on l’aurait retirée.

Il y a d’abord eu la disparition de ta lettre. Je l’avais pourtant rangée dans le seul endroit sûr de la caravane : mon coffre blindé avec une serrure plasma. C’est réputé inviolable. On peut s’en aller avec, bien sûr, mais pas l’ouvrir. J’y range dedans quelques uns de mes petits trésors, je t’en parlerai peut-être une autre fois.

Avant-hier, je l’ai ouvert justement pour te relire. Ça faisait deux jours que j’allais voir la boîte jaune, deux jours qu’elle était désespérément vide. En plus, je faisais des détours compliqués qui doublaient la distance à parcourir, tellement j’avais peur d’être suivie. On raconte tellement de choses, tu sais. Bien sûr, la plupart sont fausses, ça fait partie de la stratégie de terreur permanente des Autorités.

De ce côté-là, rien n’a vraiment changé depuis le siècle dernier. La peur, cette bonne vieille trouille qui te prend aux tripes, cette saloperie qui t’isole de tout et de tous, qui te fait voir en chaque inconnu une menace… C’est comme un cancer qui nous ronge lentement, qui nous grignote de l’intérieur.

Bien sûr, c’est un dosage compliqué, de miser sur la peur. Pas assez, et la population se rebelle, proteste, boycotte, et finit parfois par prendre le dessus. Trop, et alors là il n’y a plus rien à perdre. Tant qu’à mourir, autant que ce soit en ayant fait quelque chose de sa vie.

Quand je lis tes lettres, ça me donne du courage, ça mobilise ce qu’il y a de meilleur en moi, ce qui est encore vivant. C’est bien pour ça que je voulais relire la première, après cette nouvelle déception. Mais quand j’ai ouvert le coffre, elle n’y était plus. J’ai tout sorti par acquis de conscience, mais c’était inutile, je l’avais posée sur la pile de documents et je n’avais rien ajouté depuis. Ça ne m’a pas vraiment surprise : quelque part, je m’en doutais.

Le coffre n’avait pas été forcé. C’est ça qui m’a le plus choquée, sur le coup. Bien sûr, je m’étais faite à l’idée qu’un jour, je retrouverais ma caravane pillée, ravagée de fond en comble, et encore heureux si les Détrousseurs ne m’attendaient pas derrière le vieux générateur pour s’occuper un peu de moi. Pour l’instant, rien de tel ne m’est arrivé, même si un soir, l’été dernier, j’ai découvert des traces de bottes dans la boue à l’arrière de la caravane. Je n’en ai pas dormi pendant trois nuits d’affilée tellement ça m’a fait peur.

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Le coffre n’avait pas été forcé, et pourtant l’enveloppe ne s’y trouvait plus. C’est pour ça que je te parlais de mirage tout à l’heure. L’impression que ça m’a fait, c’est non seulement qu’elle n’y était plus, mais qu’elle n’y avait jamais été. Quand tu en es là, en principe c’est plutôt mauvais signe. J’ai vu ce qui est arrivé à Dora, il y a deux ans. Elle a perdu ses deux fils coup sur coup. Ils s’étaient engagés dans la Milice après avoir perdu leur travail dans le combinat de tri de déchets nucléaires. Les Autorités ne lui ont pas permis de voir les corps, à Dora, l’attentat les avait disloqués, paraît-il.

La pauvre femme a perdu la tête. Pas petit à petit, non, d’un coup. Un matin, elle s’est réveillée, et elle ne savait tout simplement plus qui elle était. Elle disait à qui voulait bien l’entendre qu’elle voulait retourner à la maison, qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle faisait là parmi les revenants. Les revenants, oui, c’est ça qu’elle disait, Dora. Quand j’y repense, ça me donne le frisson.

Tu comprends, Gaïa, c’est notre principal problème, ici. La vérité a toujours été une chose relative, partout et à n’importe quel moment. Mais là, je crois qu’on atteint un niveau d’illusion jamais connu. C’est comme si la vérité avait disparu de la circulation, de la même façon que ces espèces animales éteintes et qu’on a déjà oubliées. Bien sûr, les Autorités ne demandent pas mieux. La vérité, c’est leur principale ennemie, il n’y a qu’à voir avec quel acharnement ils traquent tous ceux qui essaient d’en savoir un peu plus.

Par exemple, qui gouverne en ce moment ? Si tu écoutes le Réseau, tu seras persuadée que l’Autorité Suprême est incarnée par le Révérend Blitz et sa concubine, l’actrice Emersonia. Maintenant, quand tu croises un Chuchoteur, il te dit que tout ça est faux, que le Révérend Blitz est mort dans un attentat à Londres il y a cinq ans, et qu’Emersonia n’est qu’une star virtuelle. Un ami à moi qui pirate les transferts de données de la Milice prétend que le Révérend Blitz est en fait un sourd-muet piloté par la Quatrième Coalition, et qu’une guerre civile se prépare entre les cinq mafieux qui la contrôlent. Qui croire ? Un peu chacun ? Aucun des trois ?

D’après Nadal, le meilleur moyen de ne pas décrocher, c’est de se construire un univers à sa mesure, comme il dit. Voici mes bras, mes jambes, mes mains, mes pieds. Pour ma tête, déjà il faut un miroir pour s’en faire une idée. Autour de moi, il y a ma maison, ou ce qui en tient lieu. Dans cette maison, il y a des objets, des outils, des vêtements. Des choses qu’on peut voir, toucher, sentir, soupeser. Voilà déjà un petit univers, comme dit Nadal.

J’ai du mal avec cette théorie. Je lui ai dit, c’est un raisonnement de prisonnier enfermé dans sa cellule toute la journée. Mais je le comprends. Lui, il n’a que vingt-deux ans, le Grand Chaos, c’est toute sa vie. Comment il pourrait imaginer qu’on puisse vivre autrement que comme des bêtes sauvages ?

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Je ne peux pas fonctionner comme ça, ce n’est pas possible. Je suis tiraillée entre le besoin de savoir ce qui se passe vraiment, et la peur de découvrir ce qui se cache derrière le décor. Tant que je ne le sais pas, je peux au moins entretenir un peu d’espoir. C’est sans doute difficile à comprendre, je sais, mais tout est tellement difficile à comprendre aujourd’hui. D’un côté, ma raison me dit que la situation est désespérée, que tout ça va bientôt basculer dans le néant et que nous disparaîtrons. De l’autre, mon cœur, mon intuition me soufflent que tout n’est pas perdu, qu’il va se passer quelque chose parce que l’instinct de vie sera le plus fort.

C’est pour ça que tes lettres sont si importantes pour moi. Bien sûr, je ne comprends pas d’où elles viennent ni comment, et ce qu’elles disent me semble parfois tellement étrange. Mais j’en ai besoin, comme j’avais besoin, petite, de contes de fées pour m’endormir. C’était des histoires épouvantables, comme Hansel et Gretel que la sorcière voulait dévorer, mais elles nous aidaient à grandir, à maîtriser nos peurs, à mettre des mots dessus et à les reconnaître.

Il n’y a rien d’épouvantable dans tes lettres, au contraire, elles semblent écrites d’une sorte de jardin secret. Ce sont plutôt les miennes qui font peur. Mais au moins, te répondre me donne l’occasion de laisser échapper un peu de ce cauchemar dans lequel on baigne.

Cette lettre, je l’avais donc imaginée ? Elle n’avait pas d’autre existence que dans ma tête, un improbable mélange de souvenirs enfouis, d’espoirs inavoués et de délire galopant ? Non, non, ce n’est pas possible, pas moi. Je retournerai à cette fichue boîte autant de fois qu’il le faudra, je dominerai la peur qui me tord le ventre à chaque fois que j’approche de cette forêt, et je trouverai une autre lettre de toi. Ce sera la preuve que j’attendais, la preuve que je ne suis pas folle, la preuve que je suis vivante dans un monde en train de crever.

Et c’est arrivé ce matin. Pour vaincre mon angoisse de l’obscurité, et pour limiter le risque d’être suivie, je me suis levée tôt et j’ai quitté la caravane alors qu’il faisait à peine jour. Je me suis pris une pluie froide en pleine figure. On ne voyait même pas la cime des arbres tellement les nuages étaient bas. Un temps sinistre.

Il devait me rester trois cents mètres à parcourir avant la boîte jaune quand j’ai vu la chaussure de bébé. En soi, ça n’avait rien de surprenant. Par ici, le sol est plein de détritus dont certains doivent être plus vieux que moi, l’héritage du Vingtième, en quelque sorte. Pourquoi je me suis arrêtée, alors ? Pourquoi j’ai pris un bâton suffisamment long pour limiter les dégâts en cas de mauvaise surprise ? Je ne sais pas. La curiosité, probablement. La même, sans doute, que celle qui a coupé en morceau tous ces gosses qui ont pris des mines antipersonnel pour des jouets en plastique.

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C’était juste une chaussure de bébé, taille un an environ. Rouge brillante, en cuir. Neuve. Apparemment jamais servi. Depuis une semaine, c’était la quatrième fois que je passais par là, et je ne l’avais jamais remarquée. Pour parler franchement, j’avais l’impression qu’elle venait d’être posée là juste avant que j’arrive. Mais par qui ? Et pourquoi ? Il pleuvait depuis une demi-heure au moins, autour la terre était collante, mais la chaussure était aussi propre que si on venait de la sortir de sa boîte. Mouillée, mais propre. Pour une raison que je ne comprends toujours pas, je l’ai mise dans ma poche et j’ai continué à marcher.

J’y pensais encore quand je me suis approchée de la boîte aux lettres. Le passe était dans ma poche, celle où j’avais mis la chaussure. Quand le fond s’est ouvert et que ta lettre est tombée dans l’herbe humide, j’ai fait un petit bond en arrière tant je ne n’y croyais plus. As-tu remarqué comme presque toujours, les choses que tu attends le plus arrivent au moment où ton attente se relâche ? C’est un phénomène bizarre, comme si la pression qu’on exerce sur un événement l’empêchait d’advenir. Là, mon esprit était tourné vers cette histoire de chaussure rouge, et j’y pensais encore quand j’ai ouvert la boîte aux lettres.

Je me suis agenouillée quelques secondes. Ainsi tu avais reçu ma réponse. La boîte jaune marchait dans les deux sens. Comment, je serais bien incapable de te le dire. J’ai simplement fait comme toi avec la corde à linge, j’ai placé ma lettre là où j’ai trouvé la tienne. Mais qu’importe comment ça marche, on s’en fiche.

Sur le trajet du retour, alors que la pluie me glaçait jusqu’aux os (sans même parler de tous les acides dont elle était chargée), je me suis jurée que si quelqu’un me menaçait, je me battrai jusqu’au bout de mes forces.

On dit que les Furieux ont horreur des gens qui leur résistent. Bien sûr, parfois ça finit en carnage parce qu’ils finissent par prendre le dessus (à cinq contre un, c’est plus facile), et dans ce cas ils s’acharnent sur toi jusqu’à ce que tu ressembles à un tas de viande sanguinolent. Mais il arrive que l’un d’eux prenne une dérouillée, et alors les autres se sauvent sans demander leur reste. Des sortes de hyènes, voilà ce que c’est. Des hyènes qui cherchent de la charogne.

Je n’ai croisé personne jusqu’à la caravane. Une fois dedans, je me suis déshabillée, j’ai étalé mes vêtements près de l’échangeur thermique pour les faire sécher, j’ai enfilé ma combinaison chauffante et je t’ai lue.

Tu parles de tant de choses que je ne connais pas ! Tu vois, c’est bien la preuve de ce que je disais tout à l’heure à propos de la vérité : jamais je n’ai entendu parler de Prédicteurs, de Voleurs de temps, de Réfractaires, de Débranchés ou d’Unification. Tu dois vivre tellement loin d’ici, mais si c’est le cas, comment tes lettres arrivent jusqu’à moi ? La première fois que j’ai sorti la tienne de la boîte jaune, je me suis dit que quelqu’un l’avait glissée là quelques jours ou quelques heures plus tôt, tout simplement.

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Pourtant, ce n’est pas possible. On ne vit pas sur le même monde, toi et moi, et si c’est sur la même terre, alors ça doit être aux Antipodes. Nadal m’a dit que des communautés résistantes s’étaient installées en Australie, et qu’elles étaient suffisamment armées pour tenir à distance les bateaux et les drones volants des Autorités. Mais j’ai du mal à y croire. Autant ce que me raconte Nadal (à mon avis, il adore se raconter des histoires, même s’il n’est pas dupe) que le fait que tu m’écrives de si loin. C’est un sentiment bizarre, l’impression que c’est moins l’espace qui nous sépare que le temps.

Par exemple, à un moment tu parles du Grand Chaos, enfin quelque chose que je connais, et comment ! Mais tu en parles comme d’un événement déjà fini, et depuis longtemps, alors que ça fait plus de trente ans qu’il dure, et qu’il semble bien ne pas avoir de fin. Tu vois, le seul point familier dont tu me parles, c’est comme si tu le voyais de très loin, alors que moi j’y suis dedans jusqu’au cou.

D’ailleurs, en te relisant, tu dis ne pas connaître les Furieux (alors qu’ils font de leur mieux pour qu’on ne les oublie pas, ceux-là !) ni la Milice. Tu me parles aussi de coordonnées GPS : mais le guidage par satellite, c’est du domaine de l’ultrasecret ! Comment peux-tu penser que n’importe qui puisse s’en servir ? Et avec quelle énergie, d’abord ? Les satellites qui tournent au-dessus de nos têtes ne sont pas là pour nous guider, mais pour nous tenir à l’œil, ce n’est pas la même chose. Les derniers modèles sortis l’an dernier sont si perfectionnés, paraît-il, qu’ils peuvent repérer quelqu’un jusqu’à trois mètres sous la surface.

Du coup, la grande mode, ce sont les abris en béton armé enfouis à cinq mètres sous terre, avec une couche de limaille de fer pour brouiller les signaux. Ça coûte une fortune, et ça ressemble aux bunkers allemands d’il y a cent ans, en plus perfectionnés évidemment. Alors que si ça se trouve, ces fameux satellites ne voient rien du tout, ce ne sont que des vestiges de tous ces trucs lancés dans l’espace à la fin du siècle dernier. Des tas de ferrailles volants. De la bonne vieille intox, voilà ce que c’est, si tu veux mon avis.

Ce qui n’est pas de l’intox, ce sont les arrestations qui se produisent deux ou trois fois par semaine ici. Mais ça ne veut pas dire que les pauvres types qui se font prendre aient été repérés. La vieille Viridiana, qui va sur ses quatre-vingt onze ans – c’est notre doyenne, on en prend soin – et qui en a vu d’autres (son père a été déporté après le Printemps de Prague en août 1968) m’a dit que les Autorités font dans le sondage répressif.

Tu ne sais pas ce que c’est ? Moi non plus, je ne le savais pas, jusqu’à ce que Viridiana me l’explique. En fait, c’est la technique du sondage d’opinion, avec son échantillon représentatif, qui sert pour des arrestations. Le type qui est arrêté est probablement innocent : mais il est assurément représentatif d’une catégorie de gens, et c’est ça qui compte. Du coup, personne n’est à l’abri, jeunes, vieux, femmes, hommes, partisans de l’ordre ou résistants cachés. Tout le monde peut se faire arrêter en pleine nuit et ne jamais revenir. C’est moderne, c’est le progrès.

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Qu’est ce qu’ils font de ceux qu’ils emmènent ? Alors ça, c’est le grand mystère. Je ne sais pas comment ils se débrouillent, mais apparemment rien ne filtre. Peut-être les envoient-ils dans des camps et les font-ils exécuter, peut-être se servent-ils d’eux comme réservoirs d’organes de rechange. Rien que cette idée me dégoûte au plus profond, tellement elle est répugnante, mais rien ne prouve qu’elle est fausse. C’est dire à quel point on est tombé : même les pires horreurs finissent par devenir crédibles.

Le grand combat, en ce moment, c’est venir à bout de l’idée de résistance. Dans chaque période noire de l’Histoire, il y a toujours eu un noyau de gens qui ont refusé le pire, qui se sont battus au péril de leur vie pour préserver l’essentiel, la liberté, la dignité humaine et l’idée de justice. Ils ne renonçaient jamais à foutre en l’air le pouvoir, et au bout du compte, ils y arrivaient. Toujours. Jusqu’à présent.

Parce qu’aujourd’hui, on en arrive à un point où il n’y a plus rien à espérer. Chaque année, la situation se dégrade, et chaque année, la probabilité de revenir à un monde qui ressemble vaguement à quelque chose s’éloigne un peu plus.

Viridiana appelle ça l’entropie finale. Elle sait de quoi elle parle, elle a longtemps étudié la thermodynamique dans sa jeunesse. L’entropie, c’est ce qui permet de mesurer le degré de désordre d’un système, si j’ai bien compris le truc. Arrivée à un certain point, cette entropie ne fait que s’accélérer, que ce soit pour le milieu naturel ou pour les rapports sociaux. C’est comme un grand tissu qui s’effiloche. Tu te souviens quand on parlait de tissu social, avant 2009 ? Aujourd’hui, ce tissu est dans un bien triste état.

Il fait complètement nuit dehors maintenant et je n’y vois plus très bien. Il faut dire que ma lampe de 25 watts n’éclaire pas grand chose. Ça va encore pour lire, en se mettant tout près, mais la caravane est tapissée de zones d’ombre. Les soirs où j’ai vraiment la trouille, j’évite certains angles morts. En t’écrivant, j’ai moins peur. C’est un peu comme si tu étais là, près de moi. Mais je vais arrêter d’écrire et l’angoisse va revenir. Je le sais. Elle m’attend.