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Sous les pavés, les Shadoks

Fin avril 1968, ils débarquent sur la première chaîne. Scandale immédiat. Bienvenue sur la planète Shadok, son monde loufoque, ses graphismes inimitables, ses sons venus d’ailleurs et ses proverbes légendaires. Cet article est paru sur le site Envrak.fr dans le cadre d’un numéro thématique sur la contestation.

Diffusée à partir du 29 avril 1968, la série des Shadoks n’est pourtant pas à l’origine des mouvements étudiants et ouvriers qui ont secoué la France en Mai (quoique...). Mais elle a déclenché une bataille féroce entre les tenants de l’ordre moral, qui trouvent ça complètement abruti, et ceux qui adorent l’aspect bricolé, iconoclaste et surréaliste de la chose. Et alors que dans les rues de Paris se dressent les barricades et volent les pavés, chaque épisode des Shadoks se termine par un grand bruit de verre fracassé... Coïncidence ? C’est en tout cas ce que prétendait leur créateur, Jacques Rouxel, un ancien publicitaire reconverti dans l’animation.

La première chaîne, dans le souci louable de calmer les esprits, demande même, début 1969, au comédien Jean Yanne de lire à l’antenne le courrier des Français. Le résultat est décapant. Assisté de Daniel Prévost, Yanne lit avec délectation les beauferies proférées par les télespectateurs. C’est que l’esprit Shadok est des plus contagieux : les réactions scandalisées ou enthousiastes, c’est encore du Shadok.

Derrière une apparence de simplicité, voire de simplisme, les Shadoks bouleversent les codes établis dans le ronronnement de la télévision d’Etat. Les Shadoks, c’est tout d’abord une voix, reconnaissable entre mille, celle de Claude Piéplu (il a doublé la voix du commandant Poulard dans Chicken Run en 1999), qui le marquera jusqu’à la fin de sa carrière : “je dis des textes comme un musicien interprète des partitions musicales”.

C’est ensuite un graphisme, celui de Claude Rouxel, rejetant le style rond de Disney et adoptant celui des dessinateurs de l’UPA (United Productions of America, créé dans les années 40 par des anciens de Disney, justement). Des dessins inspirés de Joan Miro, Paul Klee, Saul Steinberg ou encore Tomi Ungerer, avec des à-plats de couleurs, des traits, des pointes et des décors sans relief : “si on introduit du relief, ce n’est plus du Shadok”, constate Rouxel.

De gauche à droite : œuvres de Joan Miro, Paul Klee, Saul Steinberg et Tomi Ungerer. Elles ont inspiré Jacques Rouxel pour ses Shadoks.

C’est aussi un travail étonnant sur le son, que l’on doit à Robert Cohen-Solal, musicien et bruiteur, influencé directement par la musique concrète de Pierre Schaeffer. Son frère Jean — dont la voix, depuis une opération des amygdales, a la particularité de reproduire toutes sortes de couinements improbables — se charge pour sa part du langage inimitable des Shadoks.

Mais on ne peut pas réduire les volatiles jaunes à leurs innovations stylistiques, aussi étonnantes soient-elles. Les Shadoks, ce sont surtout des histoires, très écrites, à tel point que le réalisateur Jean-Pierre Jeunet (Alien 4, Amélie Poulain...) raconte qu’enfant, il enregistrait les épisodes sur un magnétophone pour pouvoir les réécouter. Car la voix de Piéplu ne parlait pas pour ne rien dire : il y avait dans l’univers des Shadoks et de leurs ennemis les Gibis des trésors de poésie loufoque. Par exemple, le permis de non-conduire pour les piétons, le tiercé automobile faute de cheval, les sondages consistant à donner une opinion quelconque surtout quand on n’y connaît rien ou le problème Shadok ultime, le tunnel sous la Manche. Et comme les Shadoks sont aussi de grands philosophes, il convient de citer leurs principales maximes que vous me ferez le plaisir d’apprendre par cœur pour demain matin :

En essayant continuellement, on finit par réussir. Donc, plus ça rate, plus on a de chances que ça marche.

La notion de passoire est indépendante de la notion de trou.

Dans la marine, il faut saluer tout ce qui bouge et peindre le reste.

On est là dans la tradition burlesque, l’apothéose du nonsense, dans la lignée d’Ambrose Bierce, Alfred Jarry et son père Ubu bien sûr, mais aussi Alphonse Allais, Tex Avery, Pierre Dac, voire même Gotlib et ses Dingodossiers. Mais il n’est pas interdit d’y voir autre chose : comme on le sait, la principale activité des Shadoks, quand ils ne cherchent pas à envahir la Terre (à l’époque de la conquête de la Lune), c’est de pomper. Pomper, pomper, toujours pomper, comme pour démontrer l’absurdité d’une civilisation de consommation frénétique et permanente (ça ne s’est pas arrangé depuis). La science et ses inventions aussi absurdes qu’inutiles (le professeur Shadoko), la médecine et ses remèdes miracles (le divin plombier) et bien entendu la politique (le chef Shadok), tout le monde en prend pour son grade. Mode répression ciblée, ça donne : “pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes”. Mode dédale administratif : “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?”. Mode tout va bien : “s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème”. Mode réglementaire : “tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit”.

En clair, les Shadoks ont tendu à la société française un miroir pas vraiment flatteur, un miroir déformant mettant en évidence nos petites bassesses et nos grands renoncements. Mais c’est fait avec tant de talent, et finalement tant de tendresse pour le genre humain que, quarante ans plus tard, alors que Jacques Rouxel (en 2004) et Claude Piéplu (en 2006) nous ont quitté pour la planète Gibi, les Shadoks sont toujours là. Comme le dit Gotlib, “il n’y a pas au départ une volonté de choquer. Mais la télé, c’est tellement important comme impact, que tout de suite, le moindre truc qui dérange, c’est un événement national.” Et Jean-Pierre Jeunet, qui parle en expert, ajoute : “les Shadoks n’étaient ni pour les petits ni pour les grands, mais pour ceux qui avaient un esprit tordu et qui voulaient échapper aux conventions”. Pour les rêveurs, les poètes, les utopistes et les enfants, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain.