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Siri Litmanen

Et voilà. Encore une de passée. Ma dixième rentrée des classes est finie et, comme à chaque fois, je ne sais pas quoi en penser. Une grande joie de retrouver cette vingtaine d’enfants avec qui je vais partager une année de ma vie. Et une certaine appréhension dont je n’arrive pas à me débarrasser : est-ce que je vais être à la hauteur ?

C’est une année tellement importante pour ces petits, ils vont apprendre à lire alors qu’ils sortent à peine de la maternelle. Et certains se traînent déjà derrière eux une batterie de casseroles inouïe. Comment les aider ? Comment faire en sorte qu’ils ne décrochent pas ? Comment convaincre leurs parents qu’ils ont besoin de sommeil, d’attention et de respect ?

Chaque année, c’est la même chose. Je commence à penser à tout ça dans les premiers jours du mois d’août, et ça ne fait qu’empirer jusqu’en septembre. Les dernières nuits avant la rentrée, je ne dors que quelques heures, quand mes yeux se ferment tout seuls sur les lignes tanguantes d’un livre de chevet.

Vingt-et-un élèves, cette année. Une classe plutôt légère, déjà ça de pris. Douze filles, neuf garçons. Quatre dont j’ai eu un frère ou une sœur, et dont je connais les parents. Il faudra que je surveille tout particulièrement le petit Alonso, parce que j’avais souffert il y a deux ans avec son frère, comment s’appelait-il déjà ? Eric, je crois. Un sacré phénomène, du genre à faire ce qu’il veut quand il veut où il veut. La petite Facelle, en revanche, si elle est comme sa sœur, pas de souci : Ninon est sans doute l’élève la plus curieuse, la plus active et la plus amusante que j’ai eue en neuf années d’enseignement.

Et puis il y a cette fillette aux yeux bleus, qui s’est installée dans un coin de la classe, comme si elle préférait ne pas être là. Bien sûr que j’ai retenu son nom dès que je l’ai lu sur la liste. Litmanen. Angelina Litmanen. Se pouvait-il que ce soit elle ? Enfin, pas elle, mais sa fille. Combien de temps ça faisait, maintenant ? Quinze ans. Non, pas quinze ans. Vingt ans. Misère.

Des Litmanen, il doit y en avoir des centaines en Finlande, peut-être des milliers. En France, beaucoup moins, évidemment. Angelina Litmanen, six ans et trois mois. Ainsi, elle aurait une fille. Qui porte son nom. Donc, pas mariée. Ou alors elle a gardé son nom de naissance. Probable, la connaissant. Ou alors pacsée. Ou concubine. Ou divorcée.

Siri, à quoi ressemble-tu aujourd’hui ? Est-tu toujours cette fille sublime et moqueuse qui m’avait mise dans sa poche, cet hiver-là ? Mais non, bien sûr, arrête de te raconter des histoires. Elle a ton âge maintenant, vingt ans de plus et une jeunesse qui s’enfuit. Si ça se trouve, elle a pris vingt kilos, elle a de grosses cernes sous les yeux (ses yeux incroyables dans lesquels j’aimais tant me perdre) et elle a fait teindre ses cheveux blonds paille dans un roux ignoble.

Allez, dis-le franchement, ça t’arrangerait plutôt que ça se passe comme ça. Pas de regrets, juste un lâche soulagement qu’elle ne te reconnaisse pas et qu’elle ne te pose pas de questions.

Ou alors, ça n’a rien à voir, cette petite Litmanen est la fille d’un ingénieur finnois venu travailler à l’usine de composants microélectroniques, à deux kilomètres de l’école. Ils sont bons en électronique, en Finlande, après tout. Et pas qu’en électronique.

Je m’en veux de ne pas avoir été plus attentif ce matin, alors que les parents étaient autorisés à accompagner leur enfant en classe pour un premier contact avec le maître. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup d’agitation, et j’ai eu fort à faire avec deux parents qui tenaient absolument à ce que leur petit protégé change de classe. Un autre, en larmes, ne voulait pas lâcher sa mère, ça m’a bien pris cinq minutes pour le convaincre de venir s’installer près de moi, où il ne risquerait rien. Un petit Cédric, je crois. Mais quand j’ai fait l’appel et que je suis arrivée à Angelina Litmanen, je n’ai vu personne dans le groupe des parents debouts au fond de la classe qui ressemblait de près ou de loin à Siri.

La petite Angelina n’est pas blonde, ses cheveux tirent plutôt sur le châtain. Pour le reste, ses yeux lagon, la petite fossette sur la joue gauche et cette mimique quand elle écrit - le nez froncé et le bout de la langue sorti - c’est une copie presque conforme de Siri. Je suis presque sûr que c’est sa fille.

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Demain, je jetterai un œil dans les fiches de renseignements des élèves. Il y a l’adresse, le nom des parents, leur situation de famille. Leur téléphone. Bref, tout ce qu’il faut pour un petit curieux comme moi. C’est ça, demain, je regarderai. Et je saurai enfin. C’est sur cette certitude que je me suis endormi, essayant de fixer les traits de Siri à seize ans. Pas facile. Il me reste plutôt des sensations, l’extrême douceur de sa peau laiteuse contre la mienne, le contact électrisant de la pointe de ses seins sur mon pull, ses cheveux blonds platine, presque blancs, la fermeté de sa langue dans ma bouche. Les bras de fer où elle me battait toujours, sa façon aérienne de marcher, comme si elle ne faisait qu’effleurer le sol. Son rire moqueur. Et ses yeux, seigneur, ses yeux. Quand on s’embrassait et qu’elle les ouvrait lentement, je perdais tout contact avec la réalité. Je passais dans la quatrième dimension.

La journée du lendemain a commencé par des exercices d’écriture. Je voulais savoir quel était le niveau de chacun, et surtout vérifier que la position des doigts sur le crayon gris était correcte. Angelina s’appliquait à tracer les lettres de son prénom. Assez lente, mais très soigneuse. Plus que Siri, apparemment, dont les cours au lycée m’étaient quasiment illisibles.

Pendant la récréation, j’ai mis de l’ordre dans mes affaires et j’en ai profité pour ouvrir la chemise contenant les fiches de renseignements. Nom de la mère : Litmanen Siri. Qu’est-ce que je disais ? Tu devrais jouer un peu au loto, mon vieux, sûr que tu finirais par gagner quelque chose. Nom du père (il en faut bien un) : Salguedo Juan. Un Espagnol, à vue d’œil. Ou Mexicain. Ou Sud-Américain. Pas étonnant, Siri aimait bien les latinos. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle m’a largué, il y a vingt ans. Pour un latino. Le feu et la glace, ce genre de conneries.

Situation familiale : séparés. Ça t’apprendra. Tu t’es mise avec ce type, et il t’a laissée tomber avec la petite.

Il y a même un téléphone de la mère. Rien pour le téléphone du père. Ah ah. Elle ne doit plus le voir. De toute façon, celui-là, je n’avais pas l’intention de l’appeler. Quoi ? Tu ne vas pas téléphoner à Siri quand même ? Et alors, qu’est-ce qui m’empêche ? C’est important de rencontrer les parents en début d’année, non ? Bien sûr, en particulier les parents avec qui tu as perdu ton pucelage vingt ans plus tôt, pas vrai ? Oh, ça va, arrête avec ça, s’il te plaît.

Il a fallu que la petite Aurélie m’appelle pour me sortir de mon monologue intérieur.
— Maître, maître, viens-voir, j’ai fini ma ligne !
— Je préfère que tu m’appelles David, d’accord ? Regarde, je l’ai écrit au tableau. DAVID.

Ne m’appelle surtout jamais Dave, j’ai horreur de ça, OK ? Sinon je t’appelle Sissi.

Siri ne m’a pas appelé Dave, mais elle a opté pour Dav. Une fois de plus, elle a fait comme elle a voulu. Et quand je la reverrai, comment elle va m’appeler ?

Madame,
n’ayant pas pu vous rencontrer le jour de la rentrée, je souhaite prendre rendez-vous avec vous pour un entretien un soir de la semaine après la classe. Je vous propose jeudi à 17h. Merci de me faire savoir si ça vous convient.
David Colleret

J’ai eu un instant la tentation de signer “Dav”. Je ne l’ai pas fait. C’est un cahier de liaison, bon sang, pas un recueil de mots doux. Un peu de professionnalisme !

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La réponse est venue le lendemain. Je m’attendais à quelque chose de plus long que “OK. SL”, mais j’imagine que c’était toujours ça de pris. Il me restait deux jours pour me préparer. Qu’est-ce que j’allais lui dire ? Lui expliquer le programme de cette année ? Lui demander comment s’étaient passées les classes de maternelle de la petite Angelina ? Ce qu’elle avait trouvé à ce Don Juan qui lui avait fait un enfant ? Si c’était elle qui l’avait largué ou si c’était lui qui s’était fait la malle ? Si elle se souvenait de cet hiver 86, cette neige immaculée et éblouissante qui crissait sous nos pas pendant qu’on se faisait des promesses d’éternité ?

Le pire, c’est que j’étais parfaitement sincère à l’époque. Elle, je ne sais pas, elle devait me trouver épouvantablement naïf, ou peut-être ça l’amusait, va savoir. J’étais la souris agonisante avec laquelle le chat s’amuse quelques instants et qu’il abandonne dans un coin. On écoutait en boucle les Beatles, et notre préférée c’était Yesterday, dans l’album Help ! Love was such an easy game to play, comme disait Paul. L’amour était un jeu si facile…

— Qu’est-ce qui t’arrive, David, ça va pas ? Tu as laissé quelqu’un sur la plage ?

Il se croyait drôle, Sébastien, avec qui j’étais de permanence à la récré le jeudi après-midi. J’ai préféré hausser les épaules et détourner la conversation. Je lui en posais, des questions, moi ?

En vérité, j’étais déjà avec Siri, à quelques centimètres d’elle. Qu’est-ce que j’allais lui dire ? Je l’appellerai “Madame Litmanen” ou tout simplement “Siri” ? Quand elle entrerait dans le couloir qui mène à ma classe, est-ce que je lui serrerai la main ? Ou est-ce que je ne la toucherai même pas ? Ce serait sans doute préférable, va savoir l’effet que ferait sur moi le contact de sa peau…

Est-ce que je resterai debout, appuyé contre le bord de mon bureau ? Si je m’assois sur ma chaise, elle va s’assoir aussi, c’est obligé. Mais toutes les autres chaises sont à la taille des petits, difficile pour un adulte de s’y installer. Sans même parler d’une femme en jupe, tiens.

Quand la sonnerie de quatre heures et demie retentit, ce fut comme si un compte à rebours s’enclenchait dans ma tête. Plus que trente minutes. J’en profitais pour aller me rincer la figure aux toilettes, histoire de me rafraîchir un peu les idées. La petite Angelina était sorti comme les autres jours, et quand je l’ai accompagnée au portail, je l’ai vue partir avec une dame grisonnante d’une soixantaine d’années. Bien. Sa mère viendrait probablement seule, alors. Je n’arrivais pas à me décider si c’était ou pas une bonne chose. La vérité, c’est que j’étais dans une confusion d’esprit à peu près totale. Allons, David, ressaisis-toi, tu n’as plus quinze ans ! De quoi as-tu peur ?

Que tout recommence. Que tout soit fini. Qu’elle soit encore plus belle. Qu’elle soit devenue moche. Qu’elle me considère comme un enseignant anonyme. Qu’elle me regarde comme un ancien amant. Qu’elle demande de mes nouvelles. Qu’elle ne m’interroge que sur le programme. Pour me calmer, j’ai allumé une cigarette que j’ai écrasée après trois bouffées. Si elle m’embrasse, je n’ai pas envie d’avoir une odeur de cendrier froid. Vite, un chewing-gum. Dégueulasse. Puis j’ai effacé le tableau, éponge humide, chiffon sec pour enlever les traces. Ça allait déjà mieux. J’ai attrapé une craie, et je me suis appliqué à écrire lentement la date du lendemain. Vendredi 7 septembre…

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Trois petits coups contre la porte. La craie se cassa entre mon pouce et mon index. J’essayais de me retourner le plus naturellement possible, mais évidemment mon mouvement fut ridicule.

— Monsieur Colleret ?

C’était bien sa voix, pas de doute. Un poil plus grave qu’il y a vingt ans, mais parfaitement identifiable. Ses cheveux coupés courts. Sabotage ! Son corps un peu moins fin, évidemment. Des courbes plus pleines. La peau moins blanche, mais on sortait tout juste d’un été brûlant. Un jean clair, des tennis de toile bleue et un T-shirt noir. Et ses yeux. Même à huit mètres, ils te brûlent jusqu’à la nuque. Quand elle aurait quatre-vingt-quinze ans, que tout son corps serait parcheminé et son dos courbé vers l’avant, il resterait ses yeux. Les plus beaux yeux du monde. Des yeux qui changeaient de couleur en fonction de son humeur, passant du bleu lagon quand tout allait bien au…

— Content de te revoir, Dav. Tu permets toujours que je t’appelle Dav ?

Au cas où j’aurais un doute, elle ponctua sa question d’un sourire ravageur qui fit sauter l’une après l’autre mes ultimes défenses. Elle fit quatre pas dans l’allée centrale et posa une fesse sur l’angle de mon bureau. Voilà qui réglait le problème de nos positions respectives.

—  Ben alors, Dav, qu’est-ce qui se passe ? Tu as perdu ta langue ?
— Non, elle est toujours là, Siri. Laisse-moi juste le temps de me remettre. C’est… c’est drôle de te revoir. Ici.

Elle me fit son petit rire moqueur qui m’avait tellement fait mal, avant. Aujourd’hui, je le trouvais plutôt mignon. Irrésistible, tu veux dire.
— C’est pourtant toi qui m’a convoquée, non ? Moi, quand un enseignant me convoque, je viens. Me voilà. Tu dois bien avoir quelque chose à me dire, Dav.

Pour me donner contenance, je m’assis sur le bureau de Quentin, à un mètre des genoux de Siri. Dieu merci, elle n’était pas en jupe. Quel dommage.
— Tu… tu as laissé Angelina quelque part ? Elle n’est pas avec toi ?

Le genre de question stupide qu’on sort quand on ne sait pas que dire d’autre. Et qu’on aimerait bien effacer si seulement on pouvait revenir dix secondes en arrière.
— Elle est chez la voisine, Bénédicte. C’est elle qui la récupère l’après-midi, tu as déjà dû la voir à la sortie. Bon, Dav, venons-en au fait, tu veux bien ? J’ai dit à Bénédicte que je récupérais Ange vers la demie.

Moins d’une demie-heure. Pas de temps à perdre, bordel, arrête de tourner autour du pot ! Jette-toi !

Je remis en place l’étiquette portant le prénom de Quentin qui était à l’envers et je lâchai d’un ton que je voulais dégagé :
— Lundi, j’ai regardé la fiche de renseignements d’Angelina. Et j’ai vu ton nom. Et… je me suis dit que ce serait bien de se revoir. Un sacré hasard, quand même, non ?

Siri haussa les épaules.
— Pas tant que ça. Quand je suis arrivée ici, en juin, je suis venue inscrire Ange à l’école. Avant, je m’étais renseignée sur les instits de CP, histoire de mettre ma fille entre de bonnes mains. J’ai trouvé le téléphone des parents d’élèves, et la dame m’a conseillé David. David comment ? j’ai fait. David Colleret, avec deux l et un t à la fin, elle m’a répondu. Quand j’ai vu le directeur pour l’inscription, je lui ai demandé de mettre Ange dans ta classe. Pas de problème, il m’a dit. Et voilà.

Je passais ma main dans mes cheveux, au risque d’ébouriffer ce qu’il en reste et de ressembler à un épouvantail.
— Donc, tu as un peu forcé la main au hasard, si je comprends bien.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je cherchais à me renseigner pour trouver un bon instit à ma fille. J’y peux rien, moi, si les parents d’élèves t’aiment bien !

Je ne sais pas répondre à ce genre de remarque. Je ne l’ai jamais su. En plus, à vrai dire, il y avait comme une déconnection entre ce que mes oreilles entendaient - cette voix un peu rauque, avec des traces d’accent étranger - et ce que mes yeux voyaient - cette femme assise devant moi qui ressemblait à la mère de celle avec qui j’avais fait l’amour pour la première fois.

— Bon, et bien, voilà. Ça me fait drôle de te revoir, Siri, vingt ans après, tu te rends compte ? Tu es… comment dire. Tu es à la fois toujours la même et quelqu’un d’autre. J’ai du mal à trouver mes mots.

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Elle me gratifia d’un gentil sourire qu’elle voulait sans doute compréhensif, mais que trouvais plutôt ironique.
— Pas grave, Dav, tu sais que j’ai toujours eu horreur des, comment vous dites, déjà ? Des baratineurs. Des gens qui ne parlent qu’avec leur bouche. Toi, tu ne sais pas faire ça. Et c’est tant mieux. Ça me fait plaisir de voir que tu n’as pas changé. Enfin, pas trop changé. Où tu as mis tes cheveux ?

Du bout des doigts, elle effleura mon front dégarni. Je fermai les yeux trois bonnes secondes et pris sur moi pour ne pas lui attraper la main et la porter à ma bouche. Comme avant.
— Je les épile tous les soirs, c’est pour avoir l’air intelligent. En fait, c’est la faute à mon père. L’hérédité. Ils ont commencé à tomber il y a cinq ans, pas plus.
— Ah bon ? Quand je t’ai vu, tu en avais encore pas mal. Et ça ne fait sûrement pas cinq ans.
— Tu m’as vu ? Comment ça se fait ? On ne s’est plus croisé depuis 1986. Comment tu as pu me voir ?

Elle étira très haut les bras vers le plafond tout en penchant la tête sur son épaule. Seigneur, ne refais jamais ça.
— Voyons, c’était où, déjà ? A Nantes, je crois. Une conférence que tu as donnée sur l’Amérique du sud, pour une association qui croit qu’un autre monde est possible, quelque chose comme ça. Tu avais parlé de l’Argentine, des entreprises récupérées par leurs employés, du troc. Tu avais l’air très convaincu. Ange était petite, trois ans, pas plus. Elle s’était endormie sur mes genoux. Pas encore la fibre militante, sans doute.

Je fouillais rapidement dans mes souvenirs, moins pour retrouver la date que pour essayer de revoir les visages dans le public, ce soir-là.
— Comment ça se fait que je ne t’ai pas vu ? En général, avant de parler, je jette toujours un coup d’œil sur les gens assis devant moi, histoire de voir si je reconnais quelqu’un. Et je t’aurais reconnue, c’est certain.

Nantes. Six mois après l’Argentine. Et la rupture avec Nicole. Ça n’allait pas fort, à ce moment-là, j’étais en pleine déprime, et si j’avais accepté d’intervenir dans cette conférence, c’était surtout parce que je n’avais rien de mieux à faire. Et aussi parce que ça justifiait, rétrospectivement, ce voyage en Amérique latine qui avait coulé notre couple.

— J’étais assise vers le fond, et il y avait du monde. En plus, je suis partie avant la fin parce que Ange s’était réveillée et qu’elle n’avait pas mangé.
— Et toi, tu m’as reconnu ?
— Bien sûr, il y avait ton nom sur les affiches et les tracts distribués sur le marché. Et ta voix. C’est la même. Tu sais quoi, Dav ? Pendant que tu parlais, je fermais les yeux et ça me rappelait quand on était jeunes. C’était des bons moments. Oui, des bons moments…

Et comment. Les meilleurs que j’ai passés avec une femme. On dit souvent que le premier amour est le plus beau, le plus pur, celui qui laisse des traces à tout jamais. Je ne sais pas pour les autres, mais pour moi, c’est comme ça que ça c’est passé. L’hiver 86 avec Siri, c’est ce qui m’est arrivé de mieux, et mes échecs répétés depuis viennent sans doute du fait qu’aucune de mes partenaires n’a soutenu la comparaison, même de loin.

Pour me donner une contenance, j’empilais et je tassais au carré les quatre cahiers qui traînaient sur le bureau. Comme si le sort de l’univers dépendait de l’alignement parfait de ces machins recouverts de plastique rouge et jaune.
— Excuse-moi de te poser cette question, mais… J’aimerais bien savoir. Tu n’es pas obligée d’y répondre. Ce soir-là, je veux dire à Nantes, tu étais encore avec… le père d’Angelina ?

Je n’osais même pas la regarder en face. On aurait dit que l’adolescent d’il y a vingt ans avait repris le contrôle de mon système nerveux. Evaporé, l’adulte.

Siri fit un petit geste de la main gauche signifiant que ça n’avait pas beaucoup d’importance. Pour elle, peut-être.
— Il était parti depuis à peu près un an. Une erreur, je le reconnais. J’avais très envie d’un bébé, et il me paraissait capable de jouer le rôle du père. Mauvais casting, madame Litmanen. J’avais un bon salaire, la maison payée, pas de problème de fric. A la limite, j’étais mieux toute seule avec Ange. Et toi ?
— Quoi, moi ?

Elle me regarda comme si je ne comprenais rien à rien. Le genre de type à qui il faut tout expliquer deux fois, minimum.
— Ben, tu étais seul aussi à l’époque ? Si je me souviens bien, tu parlais d’une nana qui était avec toi en Argentine, je ne me souviens plus son nom. Peut-être tu ne l’as pas dit.

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Siri se mordit les lèvres, comme si elle avait laissé échapper quelque chose de trop. J’ai eu soudain une envie folle de la prendre dans mes bras, avec plus de tendresse que de désir. Enfin, avec beaucoup de tendresse et un peu de désir.
— Je n’ai jamais été aussi seul qu’à ce moment-là, Siri. Seul à un point que tu ne peux même pas imaginer. Pas une solitude décidée, quand tu as besoin de réfléchir à ce que tu veux faire de ta vie, quand tu veux du temps pour toi. Pas celle-là, de solitude. L’autre. Celle qui te creuse de l’intérieur. Qui fait du monde qui t’entoure quelque chose de complètement étranger. D’hostile. Où tu te sens de trop avec toi-même.

Qu’est-ce qui se passait, d’un coup ? Les yeux de Siri semblaient plus brillants. Ses yeux incomparables. Ses yeux qui ne vieilliraient jamais. Elle se laissa glisser du bureau et fit un pas dans ma direction. Elle approcha ses mains vers mon visage, les paumes ouvertes dans un geste plein de grâce.
— Et maintenant ? Tu te sens toujours aussi seul ?

Elle regarda ses mains, hésita une seconde, les abaissa pour les poser sur les miennes. Elle ne me laissa pas répondre. Son regard glissa par dessus mon épaule.
— Ta pendule est à l’heure ?
— Quoi ? Oui, elle est à l’heure. Pourquoi ?
— Je dois aller chercher Ange.

Ses doigts glissèrent sur le dos de mes mains, lentement, comme à regret.
— Avec tout ça, je ne t’ai même pas parlé du programme de cette année.

Elle se retourna sur le pas de la porte et m’offrit un magnifique sourire en guise d’au revoir.
— Pas grave, Dav. On reprendra rendez-vous.