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Senses

Dans un tableau en cinq parties et quatre personnages de femmes, Hamaguchi part de l’intime et va à l’universel. Senses est dans la lignée du Décalogue de Kieslowski.

Que Senses soit présenté en série (cinq parties de longueur inégale regroupées en trois films) est en soi anecdotique, contrairement à ce que prétend la campagne de promotion du film : « la première série cinéma ». Après tout, Krzysztof Kieslowski avait fait mieux avec le Décalogue, il y a trente ans : dix épisodes regroupés deux par deux.

Dix commandements d’un côté (polonais), cinq sens de l’autre (japonais) : le parallèle est tentant et pas si artificiel que ça. Ryūsuke Hamaguchi est aussi brillant que son aîné européen pour montrer l’indicible, pour filmer des sentiments qui ne s’expriment pas et pour détourner les propres règles qu’il s’impose.

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Car si chaque épisode est titré Voir, Sentir, Toucher, Ecouter et Goûter, il n’est pas question d’illustrer à la lettre chacun des cinq sens. Mais plutôt d’observer comment le carcan de la société japonaise avec ses rites, ses codes, l’interdiction d’exprimer clairement ses sentiments, peut voler en éclats dès que l’un (en l’occurrence l’une) décide de ne plus jouer le jeu et de sortir.

Le tout, bien entendu, est fait avec une grande économie de moyens : pas besoin d’effets spéciaux quand on filme trois femmes assises dans un café et parlant à l’époux d’une quatrième qui la cherche partout. A la place, un sens du cadre, du point de vue, de la symétrie, qui vient souligner les propos échanger ou les contredire.

Ce qui n’était au début que des rencontres anodines et conviviales entre quatre femmes de 30 à 40 ans va devenir pour elles l’occasion de faire le bilan de leurs vies, de ce qui leur manque, d’un amour qui s’étiole au quotidien et d’une indifférence grandissante vis-à-vie d’un conjoint qui les ignore ou les utilise.

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Et c’est ainsi qu’on voit apparaître les lézardes dans ces attitudes policées, ces remerciements et ces excuses prononcées machinalement et qui en perdent tout leur sens. Bousculées par le départ d’une d’entre elles, Jun, en pleine procédure de divorce, Akari, Sakurako et Fumi contemplent avec horreur le champ de ruines de leur vie affective. Et, comme le monde ne s’est pas arrêté de tourner après la fuite de Jun, pourquoi ne pas renverser la table elles aussi ?

Construit autour de grandes scènes fondatrices - un atelier de travail sur soi passant par le contact physique, le tribunal où est jugé le divorce de Jun, la lecture publique d’une jeune romancière qui aurait une liaison avec son éditeur - Senses parle finalement autant des hommes que des femmes, dévoilant des failles béantes là où il n’y avait au début que certitudes et machisme assumé.

On attend maintenant avec impatience et beaucoup de curiosité le nouveau film de Ryūsuke Hamaguchi, présenté il y a quelques semaines à Cannes. Asako I & II sortira en salles le 3 octobre prochain.


 

Lire l’interview du réalisateur sur le site Filmdeculte