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Millénium, Stieg et moi

Avec quarante millions d’exemplaires vendus dans le monde, Millénium, la trilogie policière de Stieg Larsson, est devenue une énorme rente de situation. Dont Eva Gabrielsson, la compagne de l’auteur mort avant la publication de ses livres, s’est vue dépossédée au profit du père et du frère de Larsson. Ou quand la réalité dépasse la fiction...

La femme qui aimait l’homme qui aimait les femmes

La fiction est une chose étrange. On la croit circonscrite à l’intérieur des livres, coincée dans les centaines de pages d’un roman entre deux imaginaires, celui de l’auteur et celui de ses lecteurs. Mais il arrive qu’elle s’échappe. C’est ainsi que Millénium, à l’origine série politico-policière écrite par un journaliste d’investigation suédois, est devenue une vraie saga avec ses rebondissements, ses coups fourrés et son trésor caché.

Rappelons rapidement les faits. Au printemps 2004, le journaliste antifasciste Stieg Larsson remet à son éditeur les manuscrits de trois gros romans constituant une série, Millénium. En novembre, il succombe à une crise cardiaque à l’âge de cinquante ans. Publiés à partir de l’été 2005, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette et La reine dans le palais des courants d’air se vendent comme des petits pains, deviennent d’abord un succès de librairie, puis des best-sellers, puis explosent tous les records de vente pour un livre suédois. Fin 2006, plus de quarante millions d’exemplaires se sont écoulés dans le monde, et une adaptation cinématographique est sortie sur les écrans.

Stieg Larsson n’avait pas d’enfant. Mais il a vécu trente-deux ans en concubinage avec l’architecte Eva Gabrielsson. A défaut d’un testament et comme ils n’étaient pas mariés, la loi suédoise est formelle : Eva n’a droit à rien. Le père et le frère de Stieg, avec lesquels il n’avaient plus de contacts depuis longtemps, héritent du pactole et, avec le sens du commerce qui caractérise les Suédois, vont en faire une véritable industrie.

Déjà tordue, l’affaire se complique avec un atout, un seul, dans le jeu d’Eva : il existe un quatrième manuscrit (Stieg Larsson en avait envisagé dix, selon elle) d’environ deux cents pages. Et ce manuscrit, Eva le détient, et le protège comme un trésor. Les Larsson père et frère lui ont proposé de l’échanger contre menues compensations (la moitié de la valeur de l’appartement qu’elle occupe, l’autre étant comprise dans l’héritage), ou un siège au conseil d’administration de la société qu’ils ont créée pour gérer le pactole. Du Millénium dans le texte !

Ultime offense à celui qui dénonçait sans relâche les abus faites aux femmes dans une société plus conservatrice qu’on ne le croit, Larsson frère a cru utile de proposer à Eva un mariage avec Larsson père, un mariage blanc évidemment qui permettrait à la veuve de bénéficier d’une partie des droits. Si Lisbeth Salander existait vraiment, on ne donnerait pas cher de la peau des deux harpagons.

Autant dire que le feuilleton est loin d’être terminé. Millénium, Stieg et moi, livre fourre-tout cosigné par Marie-France Colombani, l’éditorialiste de Elle, permettra sans doute à Eva de toucher quelques droits d’auteur. Mais il vaut par les petites confidences et anecdotes qui, elles aussi, semblent issues de la trilogie : ainsi cette étrange cérémonie magique venue du fond des âges, un nio vengeur aux vertus cathartiques, ou cette initiative d’un journaliste et d’un avocat norvégiens qui ont lancé un site en soutien à Eva auprès des lecteurs du monde entier [1]. Quant au quatrième tome, nul ne sait s’il paraîtra un jour. Son titre ? La vengeance de Dieu.

[1Il s’agit de supporteva.com