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Les années sans pardon

En quatre tableaux (Paris, Stalingrad, Berlin et le Mexique), Victor Serge décrit dans une prose clinique et poétique un monde effondré, celui de la deuxième guerre mondiale. Un an après, à l’instar de son personnage principal, il meurt en novembre 1947 dans des circonstances troubles.

Chronologie du chaos

Le dernier roman de Victor Serge, terminé au Mexique en 1946, un an avant sa mort (il ne sera publié qu’en 1971), est à la fois crépusculaire et prémonitoire. Crépusculaire dans sa description clinique d’un monde qui s’effondre, prémonitoire parce qu’il s’achève par l’assassinat d’un ex-agent soviétique en fuite au Mexique. Victor Serge est mort à Mexico le 17 novembre 1947 au cours d’un trajet en taxi. Il avait 56 ans.

Porté par une langue magnifique, à la fois froidement descriptive et puissamment poétique, les Années sans pardon combine plusieurs genres : roman d’espionnage (des agents soviétiques se sentent traqués et se cachent), récit de guerre, texte humaniste, réflexion politique...

Aux échappées philosophiques :

L’étrave du bateau labourait une mer minérale et résistante au bout de laquelle il n’y avait peut-être rien.

Les tueries terminées, l’homme s’apercevra peut-être qu’en surmontant les vieilles distances, en survolant les continents et les climats, il a grandi, il a conquis des possibilités de renouvellement de lui-même.

répondent des descriptions très précises du froid inhumain, des immeubles ravagés ou de la nature brûlée par le soleil :

La montagne devenait torride, le lac rutilait comme une cuve de métal fondu.

Il lui semblait que le sang se refroidissait dans ses veines, que ses membres s’engourdissaient, qu’il ne fallait pas faire le moindre mouvement, par crainte que la nappe de froid qui descendait lentement du vide ne devînt une dalle de glace.

Sa description d’un bombardement nocturne à Berlin, dans les tous derniers jours de la guerre, est extraordinaire :

Et la terre obscure, fleurissant tout à coup comme une immense étoile intermittente, émit d’intenses rayonnements, des lances, des jets, des cimeterres, des éventails de lumière. La blancheur entourait la ville entière, la planète même, d’un tissu de rayons : planète en robe de mariée.

Les années sans pardon, qui va de Paris d’avant-guerre au Mexique d’après guerre en passant par Stalingrad en 42-43 et Berlin en 45, raconte le cheminement intérieur de deux agents soviétiques en rupture avec le parti. Mais c’est surtout le tableau d’un monde dévasté, d’une guerre de tous contre tous, sans issue et sans fin :

Le hachoir luisait, dernière arme du dernier combattant de la dernière bataille de la dernière ville.

Dans l’œuvre de Victor Serge, Les années sans pardon clôt un cycle de quatre romans avec S’il est minuit dans le siècle, Les derniers temps et l’Affaire Toulaev. C’est aussi la clôture de son œuvre, considérable, qui fait de lui l’un des plus importants (et méconnus) écrivains-journalistes du vingtième siècle, à l’égal de George Orwell.