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Les Lip, l’imagination au pouvoir

C’est un documentaire fulgurant que nous a offert Christian Rouaud, aussi fort et abouti que les films de Michael Moore, la mégalomanie en moins. L’histoire des Lip, ce n’est pas que de la nostalgie, c’est aussi une belle leçon pour l’avenir.

AVANT L’HEURE, C’EST PAS L’HEURE

C’était dans une autre époque, l’été 73, où Nixon était encore à la Maison Blanche, Pompidou à l’Elysée et Brejnev au Kremlin. Il y avait en France 300 000 chômeurs, dix fois moins qu’aujourd’hui, et le capitalisme paternaliste vivait ses derniers jours. L’histoire de Lip, c’est la charnière entre ce capitalisme-là, issu tout droit de la révolution industrielle et marqué par les conquêtes sociales d’après-guerre, et celui d’aujourd’hui, où les actionnaires baissent le pouce dès que les dividendes n’atteignent plus deux chiffres. Dans cette charnière-là, dans ce minuscule interstice, les Lip on laissé entrevoir un autre monde, une autre façon de produire, d’être fier de son travail et d’en vivre dignement. Ça n’a pas duré, bien sûr, il a fallu colmater la brèche au plus vite avant qu’elle ne lézarde tout le système.

Christian Rouaud fait partie de ces documentaristes capables de ringardiser la plupart des auteurs de fiction. Comme il l’a raconté au public gardannais le 29 octobre, « quand j’ai présenté le projet à la commission d’avance sur recettes, j’ai dit que je voulais faire un film d’action, un thriller. » Un thriller composé d’images d’archives en noir et blanc et d’une dizaine de témoins, âgés de soixante à quatre-vingts ans, assis, qui racontent ce qui s’est passé trente ans plus tôt [1]. Ce qui s’est passé, c’est tout simplement une histoire exemplaire, une des luttes sociales les plus audacieuses du vingtième siècle en France.

Menacés par un plan social sauvage qui liquidait un tiers des effectifs, les ouvriers, employés et cadres de l’usine de montres Lip, à Besançon, ont tout simplement décidé, un beau jour de juin 1973, de séquestrer le stock de montres. Puis de les vendre. Puis de se payer. Ça commence comme une fête, une immense exaltation collective où soudain, tout semble possible. Bien entendu, le pouvoir pompidolien ne l’entendra pas de cette oreille, et tout sera fait, méthodiquement, pour que l’expérience Lip termine dans une impasse. Il faut voir la façon dont Claude Neuschwander, désigné pour reprendre l’entreprise début 1974, raconte la façon dont il a été poignardé dans le dos par le duo Jacques Chirac (premier ministre) - François Ceyrac (président du patronat). Trente ans après, la rage est intacte.

Les Lip, l’imagination au pouvoir, c’est donc un film politique  [2]. C’est aussi un film d’aventure, d’une certaine manière : quand les salariés décident de séquestrer les administrateurs, puis de garder le stock de montres et de le vendre, ils se mettent hors la loi. Il y a des planques dans la forêt, chez des prêtres (dont un bouilleur de cru clandestin !), des échanges dans des voitures en pleine nuit, des charges de CRS, une tension palpable propre à ces années incandescentes de l’immédiat après-68.

C’est enfin le portrait d’une génération de militants : Charles Piaget, le plus connu, Roland Vittot, Raymond Burgy, l’incroyable Jean Raguenès, prêtre éducateur bouillonnant d’idées, Michel Jeanningros, et trois femmes : Noëlle Darteville, déléguée CGT, Jeannine Pierre-Emile, d’origine italienne, et Fatima Demougeot, née en Algérie. En face, Jean Charbonnnel, ministre de l’industrie en 1973, et Claude Neuschwander, patron progressiste qui tentera de sauver l’usine et sera tout près d’y arriver. Chacun d’eux a l’épaisseur, la profondeur et l’humanité des grands personnages de roman, l’authenticité en plus. C’est leur vie qu’ils racontent, souvent les larmes aux yeux.

« L’imagination, ce n’est pas ça qui manque, tout le monde peut en avoir », constate Christian Rouaud. « Qu’est-ce qu’ils ont fait, les Lip, en 1973 ? ils ont vécu une situation intolérable, et ils ont dit non. Aujourd’hui, la marmite est pleine. Est-elle prête à exploser ? » A la fin du film, Claude Neuschwander raconte que bien des années après, il est retourné à Besançon et des militants lui ont montré une des caches du « trésor de guerre », les dizaines de milliers de montres confisquées au moment du conflit. A une condition : l’ancien patron devait garder le secret. Pourquoi ? « On ne sait jamais. Ça peut toujours servir. »

[1Sur le site du film, outre une bande annonce, vous retrouverez une très large revue de presse, une chronologie des événements, les portraits des protagonistes ainsi que des sons et des vidéos d’émissions consacrées au documentaire

[2Le DVD est sorti le 20 octobre. Si vous avez manqué le film en salle, c’est l’occasion de vous rattraper !