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Le capital au XXIe siècle

Succès éditorial dans le monde entier, le dernier livre de Thomas Piketty peut se lire à plusieurs niveaux : passionnant dans sa description de l’élargissement des inégalités dans un système libéral ouvert, décevant dans sa proposition d’un impôt mondial sur le capital.

Comment le passé dévore l’avenir

C’est un des enseignements majeurs de ce pavé de 900 pages écrit très clairement et à la portée de tous [1] : avec un taux de rendement du capital privé cinq fois supérieur au taux de croissance, c’est en quelque sorte le passé qui dévore l’avenir.

Car bien plus que les inégalités de revenus (qui se creusent elles aussi, avec une classe dirigeante qui décide elle-même de son niveau de vie, et des travailleurs au salaire bloqué), les inégalités de patrimoine explosent en ce début de 21e siècle dans des proportions inédites depuis un siècle. Ce qui nous ramène, vous l’avez compris, à la toute fin de la Belle époque, laquelle allait déboucher sur trente ans de chaos absolu avec deux guerres mondiales et une crise financière qui faillit engloutir le système capitaliste.

JPEG - 21.4 koEn se basant sur quinze ans de recherche et une exploration minutieuse des statistiques fiscales et patrimoniales européennes et américaines disponibles, Thomas Piketty met ainsi en évidence que, plus que des richesses, le capitalisme génère de l’inégalité à haute fréquence : Oxfam mettait en évidence début 2014 que le centième le plus riche de la population mondiale détient la moitié des richesses, autant donc que les 99% restants.

Et comme la tendance n’est pas à la baisse, si rien n’est fait, on peut imaginer que dans quelques décennies la quasi-totalité des richesses mondiales sera détenue par quelques milliers d’individus. Et ainsi la tiers-mondisation de la planète sera achevée. A moins bien sûr que cette polarisation extrême des ressources n’ait déclenché des mouvements violents qui viennent redistribuer les cartes.

Le travail de Piketty est donc d’autant plus précieux que la question des inégalités a été largement abandonnée, depuis longtemps, y compris par la gauche gouvernementale française. Sauf en période préélectorale, quand l’actuel président de la république parlait de grand soir fiscal et de la finance comme ennemie. Ce n’était qu’il y a trois ans, mais depuis de l’eau a coulé sous les ponts.

Et d’ailleurs, Piketty ne s’est pas privé de rappeler à l’actuel gouvernement ses promesses non tenues et sa politique économique calamiteuse. En refusant une Légion d’Honneur tout d’abord, puis en taillant un costard au ministre de l’économie Emmanuel Macron, à propos de la libéralisation des autocars : « un quart des jeunes sont au chômage. Ils ne vont pas tous devenir conducteurs d’autocar » [2]

Piketty explique d’ailleurs, dans une partie consacrée à la dette, qu’il y a en gros trois manières de la combattre : un impôt progressif sur le capital, l’inflation ou une cure d’austérité. Cette dernière, adoptée par les pays européens comme la panacée universelle, est la pire des trois selon l’auteur. Les brillants résultats de cette politique appliquée en France depuis plus de trente ans lui donnent raison.

Pour autant, si le diagnostic est juste, argumenté, étayé par un travail statistique remarquable, il manque au livre de Piketty un regard alternatif sur le principe du capitalisme, à savoir l’accaparement des richesses par des rentiers (ou des actionnaires) au détriment des salariés qui produisent ces mêmes richesses mais qui en voient de moins en moins les fruits. Là où Piketty pointe un gros souci de redistribution, qui pourrait être atténué par la fiscalité, d’autres voient une tension irrésolue du capitalisme, comme l’explique Russell Jacoby, professeur d’histoire à l’université de Californie :

Marx part bien sûr d’une tout autre proposition : c’est le travail qui crée la richesse. L’idée pourra sembler désuète. Elle signale pourtant une tension irrésolue du capitalisme : celui-ci a besoin de la force de travail et, en même temps, cherche à s’en passer. [...] En conséquence, le capitalisme fabrique des employés « jetables » ou une armée de réserve de chômeurs. Plus le capital et la richesse s’accroissent, plus le sous-emploi et le chômage progressent. [3]

De cela, Piketty n’en parle pas. Sans doute parce que ce n’est pas le propos de son livre. Et probablement parce que le travail d’analyse historique est une chose, celui de prospective d’économie politique en est un autre. Le premier est indispensable au second, mais il est rare que les deux soient faits de façon pertinente par la même personne.

En janvier 2011, Mediapart organisait une rencontre entre Thomas Piketty et un certain François Hollande, pas encore mis sur orbite présidentielle. C’était trois mois avant l’affaire du Sofitel de New York qui allait lui ouvrir un boulevard :

[1Ce n’est pas le cas de Commun, de Pierre Dardot et Christian Laval, pourtant bien plus audacieux, mais qui tombe littéralement des mains.

[2Propos rapportés par Le Canard enchaîné du 28 janvier 2015.

[3son article Thomas Piketty ou le pari d’un capitalisme à visage humain est en ligne sur le site du Monde diplomatique