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La société ingouvernable

D’où vient ce libéralisme autoritaire à la fois très souple envers les multinationales et très dur envers ceux qui en subissent les conséquences ? Comment les industriels et les actionnaires ont mis la main sur le pouvoir politique pour défendre les intérêts ?

Voilà un livre qui suscite à la fois (on allait dire en même temps) la frustration et l’admiration. Frustration, parce que Grégoire Chamayou [1] raconte la genèse du libéralisme autoritaire, celui qui s’exprime en France tous les samedis depuis six mois à grands renforts de gaz lacrymogènes et de balles de défense en pleine tête. Et que cette genèse date du début des années 70, soit il y a bientôt cinquante ans. Une époque où le capitalisme était attaqué de toutes parts et se sentait dos au mur. « Il est à peine exagéré de dire que le business américain fait aujourd’hui face à la plus grande défaveur publique qu’il ait connue depuis les années 1930. On nous accuse de détériorer la condition des travailleurs, de tromper les consommateurs, de détruire l’environnement et de léser les jeunes générations » (p82), disait le banquier David Rockefeller en 1971. Cinquante ans de perdus…

Admiration, parce que l’auteur fait le pari de raconter une histoire par le haut au moment-même où c’est l’angle inverse qui est tendance, à savoir les histoires par le bas (ou populaires). Et ce pari, il le gagne avec beaucoup d’intelligence, car il nous permet de comprendre une chose que l’on constate depuis longtemps sans pour autant parvenir à l’expliquer : pourquoi, fondamentalement, le libéralisme et la démocratie sont incompatibles.

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Un commentaire indirect de la crise sociale en France

La société ingouvernable n’est pas un livre sur l’actualité immédiate [2], puisqu’il fait la généalogie du libéralisme autoritaire sur les quatre dernières décennies. Et pourtant, ce qu’il explique semble commenter la crise sociale et politique française de 2018-2019, Macron vs Gilets jaunes. « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. Les parties prenantes dangereuses, nous dit-on, sont illégitimes. Mais ce qu’il faut entendre, c’est plutôt ceci : seuls des inoffensifs peuvent être réputés légitimes […] Ne luttez qu’en vous pliant à ces règles mêmes qui sont faites pour vous priver des moyens de la lutte. »

Chamayou détaille comment les multinationales se sont organisées pour vaincre les opposants. Il s’agit d’abord de les classer dans quatre catégories : les radicaux qui veulent changer le système et sont irrécupérables. Les opportunistes, qui cherchent avant tout de la visibilité et du pouvoir. Les idéalistes qui suivent des principes éthiques et moraux, mais qui sont aussi sincères que crédules. Et enfin, les réalistes, toujours prêts à accepter des compromis au nom du pragmatisme. Conclusion : il faut négocier avec les réalistes et rééduquer les idéalistes. Alors les radicaux seront isolés et les opportunistes prêts à négocier. Là aussi, c’est toute l’histoire des Gilets jaunes, que le gouvernement cherche par tous les moyens à radicaliser pour mieux les réduire au silence.

« Notre force consiste dans nos ressources, la vôtre dans le nombre de gens qui s’engagent à vos côtés »

En racontant comment Rafael Pagan, ancien officier du renseignement militaire (!) recyclé dans le conseil aux entreprises, avait orchestré une contre-campagne au profit de Nestlé, menacé de boycott au milieu des années 70, Chamayou explique : « Pour eux, le dialogue n’était pas une façon de s’ouvrir à l’autre, il était une stratégie, […] une autre façon de mener le combat » . Ça vous parle ? Le grand débat national ?

Dans un dialogue entre Jack Mongoven, le bras droit de Pagan, et l’activiste Douglas Johnson, le premier faisait de la pédagogie (après avoir remporté la bataille, c’est plus sûr) : « Votre faiblesse résidait dans votre manque de ressources, votre force dans le nombre de gens qui s’engageaient à vos côtés. Notre force consistait dans nos ressources, notre faiblesse, c’était les gens. Donc il nous fallait concevoir des tactiques pour démanteler les sources de votre force. » Là aussi, on ne peut que penser au mouvement des 99% et d’Occupy Wall Street.

Le code de bonne conduite pour torpiller le droit international

Un autre exemple éclairant : dans le chapitre Nouvelles régulations, Chamayou explique comment les multinationales ont esquivé une menace radicale : celle d’un droit international protégeant les salariés, les consommateurs et l’environnement. Bref, la mort assurée du business sans frontières et sans scrupules. En 1972, la CISL (confédération internationale des syndicats libres) « en appelle à l’élaboration d’un traité international sous les auspices de l’ONU, un texte qui aurait vocation, au delà des droits des travailleurs , à se prononcer sur à peu près toutes les facettes de l’activité de ces firmes, y compris la taxation du capital, le contrôle de l’investissement par les Etats hôtes, les transferts de technologie et la contribution au développement des pays du tiers-monde ». Rien que ça !

En 1974, l’Assemblée générale de l’ONU adopte donc un programme d’action pour l’établissement d’un nouvel ordre économique international à l’initiative de l’Algérie et d’autres pays non-alignés. Branle-bas de combat chez les multinationales. Il faut absolument éviter ça. Comment ? En faisant pression via les politiques, tout d’abord. Puis en inventant la notion de code de bonne conduite, ou d’autorégulation des entreprises par elles-mêmes (soft law). La différence est essentielle : « tandis que les lois et les régulations visent à protéger l’intérêt du public, les codes et les standards des compagnies sont destinés à protéger les intérêts de la compagnie, tout spécialement sa réputation ».

Mais, souligne Chamayou, « la souplesse de la norme, son apparente douceur signifie qu’en pratique va régner, en l’absence de protection juridique conséquente, l’arbitraire du pouvoir privé, des rapports vraiment très durs. […] L’envers disciplinaire des mécanismes volontaires, ce sont les matraques, les balles en caoutchouc et le gaz lacrymogène. » Inutile d’insister sur les parallèles évidents.

Faire payer la pollution par ceux qui la subissent

Il y a beaucoup d’autres choses éclairantes dans ce livre à lire de toute urgence, comme le chapitre sur le pollué-payeur, où comment les multinationales ont réussi le tour de force non seulement de ne pas être tenues responsables de la pollution qu’elles génèrent, mais d’en reporter les coût sur ceux qui la subissent. L’histoire ahurissante de l’abandon des bouteilles consignées au profit des cannettes jetables, puis recyclables (le tri étant financé par de l’argent public) est une sorte de fable moderne où rapacité, impunité et cynisme conduisent au désastre.

La conclusion du livre est étonnante. En régime capitaliste, explique Chamayou, la démocratie est encombrante, et à terme, incompatible. Il faut lui substituer un libéralisme autoritaire (la Chine a tout compris, apparemment) pour que le peuple comprenne bien qu’il n’a pas le choix : il faut faire avec, coûte que coûte. Mais « le libéralisme autoritaire est un autoritarisme socialement asymétrique. Tout dépend à qui il a affaire : fort avec les faibles, faible avec les forts. ».

Les faibles, c’est vous et moi, les forts, les industriels et les actionnaires, mais vous le saviez déjà. Autrement dit, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, le néolibéralisme n’est pas contre l’Etat : du moins tant que ce dernier est autoritaire et protège ses intérêts. Mais de quoi est-il phobique, alors ? Pour le savoir, lisez le livre !


 

[1auteur également de Les chasses à l’homme et Théorie du drone, les deux aux éditions La Fabrique.

[2Il est sorti début novembre 2018, quelques jours avant le début du mouvement des Gilets jaunes.