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Là où danse Tony Hillerman

Brève présentation de l’œuvre de celui qui a si bien raconté les Navajos d’aujourd’hui au travers d’une vingtaine de polars contemplatifs. Article publié sur le site Envrak.fr.

Né en 1925 en Oklahoma, Tony Hillerman est mort en octobre 2008 à Albuquerque (Nouveau-Mexique). Tout d’abord journaliste, il est l’auteur de 20 romans, un recueil de nouvelles et un conte pour enfants. Son genre, c’est l’ethnopolar dans le cadre géographique et historique de la nation navajo. Il n’en est pas l’inventeur, mais il l’a porté à un niveau de subtilité et de profondeur toujours inégalé. Fasciné par la culture navajo, il va y consacrer l’essentiel de son œuvre.

Le contexte historique : de la cuvette de poussière à la Voie de l’Ennemi

Personne ne naît nulle part, et même si la petite ville de Sacred Heart n’est certes pas le centre du monde, elle se trouve en Oklahoma, là où des dizaines de tribus indiennes déracinées avaient été regroupées au cours du 19ème siècle. Né en 1925, Hillerman connaît la Grande Dépression, mais il vit alors dans un endroit si pauvre (« la cuvette de poussière ») que pour lui, ça ne fait pas une si grande différence. Ses compagnons de jeux sont des indiens potawatomis. En 1943, il s’engage dans l’armée à 18 ans, arrive à Marseille peu après le débarquement de Provence à la fin de l’été 1944, avant de remonter vers la frontière allemande. Il est gravement blessé en février 1945 en Alsace par une mine antipersonnel et craint de perdre la vue.

Soigné à Aix-en-Provence, il est rapatrié aux États-Unis, où il rencontre deux Navajos revenus de la guerre dans le Pacifique et qui se préparent pour une Voie de l’ennemi, une cérémonie de purification. Ce sera la matière de son premier roman, en 1970. Auparavant, dans les années soixante, il aura enseigné le journalisme à l’université, notamment un cours d’écriture persuasive basé sur la capacité d’observation et la précision des descriptions. Jusqu’à sa mort, en octobre 2008, il se consacrera pleinement à l’écriture romanesque.

Les romans : un voyage dans le temps et dans l’espace de la grande réserve

Après les tâtonnements des débuts (La voie de l’ennemi, The Blessing Way, 1970), il produit ses dix meilleurs romans sur une vingtaine d’années, entre Là où dansent les morts (The Dance Hall of Death, 1973) et Les clowns sacrés (Sacred Clowns, 1993).

Son personnage principal, Joe Leaphorn, est un officier de la police tribale navajo. Expérimenté (une cinquantaine d’années, la même génération que l’auteur), méthodique et doué d’un sens de l’observation hors du commun, il se tient relativement à distance du traditionalisme culturel navajo dont il rejette la dimension mystique. Et là, c’est la grande trouvaille d’Hillerman, il va croiser la route d’un jeune policier qui aurait l’âge de son fils, Jim Chee. Beaucoup plus brouillon que Leaphorn, plus impulsif et rebelle face à toute forme d’autorité, Chee est très attaché à la tradition, est en quête permanente d’harmonie (hozho) et a un rêve secret, devenir chanteur dans les rites guérisseurs. Il apparaît au quatrième roman, Le peuple des ténèbres (People of darkness, 1980).

Dès lors, les deux personnages vont se retrouver régulièrement, enrichissant par leurs différences les points de vue et les méthodes d’enquête. Chaque histoire est le prétexte, pour le lecteur, d’un voyage dans l’espace de la grande réserve navajo (aux dimensions de la Belgique, en beaucoup moins plat et beaucoup plus sec) et dans le temps, des Anasazis du huitième siècle aux Navajos d’aujourd’hui.

Après l’échec de Moon (Finding Moon, 1995) un roman sur les séquelles de la guerre du Vietnam, Tony Hillerman reprend les aventures dans la réserve navajo. Mais le ressort est cassé : les sept derniers romans, de Un homme est tombé (Falling man, 1996) au Chagrin entre les fils (The Shape Shifter, 2007) manquent d’originalité, perdent la dimension ethno au profit du côté polar, et par là-même ce qui fait leur originalité et leur richesse. Quand il meurt à 83 ans, il a donné tout ce qu’il avait de mieux en tant qu’écrivain.

Là où dansent les morts : l’exploration des frontières

Dance Hall of the Dead (Là où dansent les morts) est écrit en 1973 mais n’est traduit en France qu’en 1986, par les éditions Rivages situées à Marseille, là où justement Hillerman a mis le pied en Europe 42 ans plus tôt. A mon sens son meilleur roman, celui où il décrit à la perfection le choc des cultures entre Blancs (communauté hippies et archéologues) et ceux que les Blancs appellent Indiens, mais aussi entre Navajos et Zuñis, deux civilisations voisines aux croyances et aux rites différents, voire antagonistes. Les frontières entre tradition et modernité dessinent un paysage complexe, y compris bien entendu à l’intérieur même des communautés.

Joe Leaphorn part à la recherche d’un adolescent navajo, George Bowlegs, dont le rêve est d’être initié aux rites zuñis. Et George a probablement été le témoin du meurtre d’un jeune zuñi qui préparait une cérémonie religieuse. Tout le roman est construit autour de cette recherche, avec, aux trois quarts du récit, une scène extraordinaire où le temps se dilate à l’extrême alors que la mort rôde tout près du lieutenant Leaphorn.

Là où dansent les morts : un extrait

« Shulatwitsi, le Petit Dieu du Feu, membre du Conseil des Dieux et Représentant du Soleil, avait ajusté à ses pieds ses chaussures de sport à fermeture Velcro. Ainsi que l’Entraîneur le lui avait appris, il avait serré fort sur le coup de pied le ruban à crochets. Et maintenant, les pointes qui mordaient dans la terre compacte du chemin des moutons semblaient être une partie de lui-même. »

Dans ces trois premières phrases du roman, tout le style d’Hillerman se déploie : sens du détail, poésie des noms, jeu du contraste entre le familier (les chaussures de sport) et l’exotique... Et si Shulawitsi s’entraîne à la course, ce n’est pas pour réaliser une quelconque performance sportive, mais pour se préparer à la cérémonie dont il sera l’acteur principal et qui nécessite beaucoup d’endurance.

Ship Rock, le vaisseau de pierre, 300 mètres de roches volcaniques au nord-est de la réserve. Selon la mythologie navajo, les Jumeaux Héroïques y tuèrent le Monstre Ailé.

Embarquement immédiat pour Ship Rock

Tous les livres de Tony Hillerman sont édités chez Rivages. Ils sont disponibles en collection de poche (Rivages noir) entre 8 et 9 euros, à l’exception du recueil de photographies Hillerman Country, du conte Le garçon qui inventa la libellule et de l’autobiographie Rares furent les déceptions.

Un site sur l’œuvre commentée de Tony Hillerman : Le vent sombre

L’illustrateur Peter Thorpe a réalisé les couvertures de certaines éditions américaines des romans d’Hillerman : peterthorpedesign.com

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