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L’irresponsable

Que reste-t-il des douze ans de présidence de Jacques Chirac ? Des discours, pratiquement jamais suivis d’effet, et des affaires. Beaucoup d’affaires. Dans n’importe quelle autre démocratie, un chef d’Etat à ce point impliqué n’aurait jamais pu se maintenir en place aussi longtemps. C’est un des aspects les plus désolants de l’exception française. Hervé Gattegno, journaliste au Monde, dresse un bilan aussi précis que distancié.

ABRACADABRANTESQUE

Une anecdote, parmi les dizaines racontées par Hervé Gattegno : Le 20 mai 1995, le tout jeune François Baroin porte la parole présidentielle sur le perron de l’Elysée : « Le président de la République a rappelé que l’exemple, bon ou mauvais, vient d’en haut. L’Etat doit afficher une modestie et réduire son train de vie [...] Désormais, la voiture du président de la République comme celles des ministres s’arrêteront aux feux rouges ». Et, juste en dessous, le témoignage du chauffeur de Chirac racontant « comment il signalait d’avance toute sortie de la limousine officielle pour que les policiers fassent automatiquement passer au vert tous les feux situés sur son passage. » [1]

Bien entendu, il y a bien d’autres choses, bien plus graves, à reprocher au cinquième président de la cinquième république. Et Hervé Gattegno les énumère avec méthode, précision et distance, réhabilitant par son travail la réputation du Monde bien entamée ces dernières années. Mais cette anecdote-là est aussi drôle que cruelle : pendant les douze ans de son mandat, Jacques Chirac a fait en sorte que pour lui, au propre comme au figuré, tous les feux passent au vert, toujours et partout. Retranché derrière son immunité présidentielle largement sujette à interprétation, il a ainsi repoussé une à une les attaques de la justice concernant essentiellement la période précédente de sa carrière politique, celle où il était maire de Paris.

De la cassette de Jean-Claude Méry aux listings de Clearstream en passant par les billets d’avions payés en liquide, des emplois fictifs de la mairie de Paris ou des frais de bouche, tout y passe, relaté dans le détail jusqu’à la nausée. On y voit ainsi comment les juges (Patrick Desmure, Eric Halphen ou Renaud Va, Ruymbeke) se sont heurtés avec plus ou moins de dégâts pour leur carrière à la forteresse de l’Elysée. Gattegno met aussi en lumière le rôle particulièrement trouble joué par Dominique de Villepin, prince des intrigues qualifié très justement de « ministre des affaires étranges ». Ironie de l’histoire, l’ex-Premier ministre est désormais dans la ligne de mire des juges, en attendant de pouvoir taper à l’étage au-dessus.

Mais L’irresponsable, qui se lit d’une traite comme un excellent polar, ne s’arrête pas aux affaires : il raconte comment un président qui a subi deux revers majeurs (la dissolution manquée de 1997 et le référendum de 2005) et qui n’a dû sa réélection qu’à la présence de Le Pen au second tour en 2002 s’est accroché au pouvoir non pas pour agir, pour réformer le pays, mais pour se protéger. Le double septennat de Chirac, après celui de Mitterrand, sonne ainsi le glas d’une cinquième république ouverte à toutes les dérives monarchiques.

François Mitterrand s’est accroché à l’Elysée pour conjurer la mort. Jacques Chirac s’est retranché au Palais pour se protéger de la justice. De quoi se protègera Nicolas Sarkozy ?

[1Hervé Gattegno, L’irresponsable, une présidence française, pp 184-185