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L’Outsider

Quand l’analyse ADN et les empreintes digitales vous désignent comme coupable d’un crime que vous n’avez pas commis, l’affaire est très mal engagée. Même avec un alibi solide. Et si le surnaturel s’en mêle…

On avait laissé le King au terme d’un roman écrit avec son fils Owen, Sleeping beauties, dans une veine que l’on pourrait qualifier de surnaturel féministe. L’Outsider serait plutôt à classer dans le genre improbable de policier surnaturel. Mais comme d’habitude avec les romans du maître de Bangor, c’est bien plus compliqué que ça.

Pendant les 200 premières pages, L’Outsider est un roman policier relativement classique avec un meurtre (passons sur les détails, on meurt rarement proprement dans les histoires de Stephen King) et un coupable tout désigné : Terry Maitland, professeur d’anglais et entraîneur de l’équipe de baseball de Flint City. Des témoins l’ont vu avant et après l’assassinat, accompagné de sa jeune victime (un garçon de onze ans) avant et éclaboussé de sang après, ses empreintes sont partout sur la voiture et sur la scène du crime, et l’analyse ADN est formelle.

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Voilà une affaire vite pliée pour l’inspecteur Ralph Anderson et le jeune procureur Bill Samuels, un type ambitieux pas embarrassé par les scrupules. Même si il y a un hic. Tout d’abord, la réputation de Terry Maitland est parfaite. Ce n’est certes pas un alibi, mais quand même. Ensuite, et surtout, il se trouve qu’au moment du crime, Terry Maitland se trouvait à 150 kilomètres de là, à un congrès d’enseignants, et qu’il a été filmé lors d’une séance de dédicaces du romancier Harlan Coben. Légèrement embêtant…

Une scène capitale racontée en état d’hypervigilance

S’enclenche alors une course contre la montre durant les deux jours qui séparent l’arrestation, en plein stade de base-ball, de Terry Maitland, et son audition au tribunal. Son avocat, Howie Gold, se démène pour prouver son innocence, mais le temps manque. Arrive alors la scène charnière du livre, celle après laquelle l’histoire bascule dans une autre dimension, inattendue. Cette scène, qu’évidemment je ne raconterai pas, est extraordinaire. En une douzaine de pages qu’on lit quasiment en apnée, King décrit ce qui se passe comme si on le voyait dans l’état d’hypervigilance dans lequel se trouve Ralph Anderson.

Quand le filtre de l’intellect disparaissait, la vision d’ensemble disparaissait aussi. Il n’y avait plus de forêt, uniquement des arbres. Dans les pires moments, il n’y avait plus d’arbres non plus. Uniquement l’écorce.

Et c’est exactement ça : Anderson voit chaque détail de ce qui se passe devant le tribunal, mais n’a plus de vision globale. Il focalise sur le moindre bourrelet de chair dépassant d’une chemise débraillée, sur un sac rouge en faux croco, les logos des chaînes de télé sur les polos des caméramen, les auréoles de transpiration au niveau des aisselles. Comme dans un trip hallucinogène. Toute l’action, qui ne dure que quelques secondes, est racontée à la fois au ralenti, à la superloupe, avec des sons distordus comme on les entend sous l’eau.

Le retour de Holly Gibney

Une fois passée cette scène magnifique et terrible, les 370 pages suivantes basculent progressivement dans le fantastique. C’est déstabilisant au début (on se demande à quoi bon avoir monté une intrigue à ce point millimétrée si c’est pour la faire voler en éclat avec ce qui s’apparente à la quatrième dimension ?), on se demande où King veut en venir. Et puis arrive Holly Gibney.

Si vous avez lu la trilogie Bill Hodges (Mr Mercedes, Carnets noirs et Fin de ronde), vous connaissez déjà Holly Gibney. Et pour cause : c’est l’un des personnages féminins les plus réussis de toute l’œuvre de King, qui n’en est pas avare. Avec son besoin atavique d’organisation et ses lacunes dans les rapports sociaux, Holly est une enquêtrice d’exception, capable de damer le pion à des flics chevronnés en réfléchissant hors des clous.

C’est dire si on la retrouve avec plaisir, elle et son Happy Slapper de fortune (une chaussette garnie de roulements à billes en acier, arme redoutable à courte distance). A elle seule, elle apporte à la deuxième partie la mise à distance, le rationalisme et le bon sens qui lui auraient peut-être fait défaut. Même si King, c’est à souligner, n’abuse nullement de scènes de fantastique grand-guignol qui ont parfois nuit à ses histoires.