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Jean Moulin

Biographie hyperdétaillée des mille derniers jours de Jean Moulin (de 1940 à 1943), le livre de Jacques Baynac vaut par l’éclairage nouveau qu’il apporte sur les relations entre De Gaulle et la Résistance intérieure. D’où il ressort que Moulin n’était ni communiste, ni gaulliste, mais bel et bien révolutionnaire.

AUX FONDEMENTS DES VALEURS DE LA RÉSISTANCE

L’avantage, avec les morts, c’est qu’ils sont facilement récupérables. Et plus encore quand ils ont valeur de symbole, comme le préfet de l’Eure-et-Loir Jean Moulin, chargé d’unifier les mouvements de la Résistance intérieure à la demande du général de Gaulle. La plus célèbre de ces tentatives de récupération, c’est bien entendu celle effectuée avec sa sobriété habituelle et son légendaire sens de la mesure par André Malraux, alors ministre de la culture en décembre 1964 au Panthéon. De Gaulle, Moulin, même combat, en quelque sorte, ou comment rendre hommage au premier en parlant du second.

Là-dessus s’est ajouté une gigantesque controverse, celle des circonstances de l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin à Caluire, près de Lyon. Le chef de la Résistance a-t-il été trahi par René Hardy, arrêté quelques jours plus tôt par la Gestapo ? L’affaire est un point brûlant qui divise les historiens encore aujourd’hui. En publiant en 1998 Les secrets de l’affaire Jean Moulin, Jacques Baynac tentait de comprendre ce qui s’était passé dans les jours précédant l’arrestation de Caluire. Et, découvrant le parachutage près du mont Ventoux de deux agents américains partis d’Alger et ayant, peut-être, rencontré Jean Moulin, Baynac en déduit que l’opération avait été préparée sans toutes les garanties de sécurité nécessaire, et que la Gestapo aurait filé Moulin dès ce moment, deux jours avant Caluire. Dans cette hypothèse, Hardy n’aurait pas trahi.

C’est ici que Jacques Baynac a été le plus durement attaqué par de nombreux historiens et spécialistes de la Résistance, jugeant sa thèse fantaisiste et ne reposant sur aucun fait avéré. Compte tenu de la masse de références documentaires produite dans son livre, et de son travail de recherche dans les archives de l’OSS (ancêtre de la CIA) américaine et du SOE (service d’action britannique), il est difficile d’accuser Baynac de légèreté sur ce point. Quant à la controverse sur le rôle de René Hardy, Baynac ne l’éclaircit pas complètement (son hypothèse est en effet discutable), mais ce n’est pas le plus important.

En effet, en juin 1943, Jean Moulin se sait traqué par la Gestapo et par les services de renseignements allemands qui ont opéré de nombreuses arrestations au printemps et qui resserrent les mailles du filet autour des principales figures de la Résistance. Moins que les circonstances de la capture de Moulin, c’est sur ses rapports avec de Gaulle que le livre de Baynac est intéressant. Il met en évidence notamment que Moulin, tout en reconnaissant au général une certaine légitimité, se bat pour que la Résistance intérieure joue un rôle de premier plan dans la libération du pays, sans attendre l’offensive alliée ou l’hypothétique retour d’une armée française reconstituée en Afrique du Nord.

« La Résistance est par essence une force rebelle dont la catactéristique idéologique majeure est d’être subversive [...] De son côté, la France libre est par nature une force armée sans base territoriale dont la principale caractéristique sociologique est d’être une diaspora militarisée. » D’un côté la Résistance intérieure, citoyenne, « dont le but de guerre est de réaliser la libération-émancipation individuelle et collective », de l’autre côté la France libre incarnée par de Gaulle, militaire « un état virtuel dont le but de guerre est de devenir réel ». De là, Jacques Baynac met en évidence la contradiction fondamentale entre le gaullisme et la résistance intérieure : « L’une tendant à la révolution de la société et l’autre désirant seulement la restauration du pouvoir, la résistance de chacune à l’autre est inscrite dans leurs gènes respectifs ».

Sur l’alliage entre les différentes tendances de la Résistance, Baynac apporte aussi des éléments éclairants. Tout le travail de Jean Moulin est « la fusion politico-militaire réalisée dans le feu des combats. Fusion de ses partisans, des groupuscules, des mouvements, donc, mais aussi fusion de ses buts de guerre avec ses buts de paix, fusion des moyens et de la fin visée. Laquelle ne peut être qu’une libération les armes à la main, synonyme de refondation révolutionnaire ». Selon Baynac, la Résistance avec Moulin à sa tête joue un rapport de forces avec à sa droite la composante gaulliste et à sa gauche l’aile communiste.

Autre élément nouveau très intéressant, le rôle joué par la désinformation des services secrets britanniques faisant croire, début 1943, à des débarquements dans l’année sur les côtes bretonnes et du Nord d’une part, de Provence de l’autre. Ce sera les opérations Cockade et Barclay, qui, couplées à la mise en place du Service du travail obligatoire (STO) en février 1943 et donc l’arrivée de milliers de réfractaires dans les maquis, vont intensifier la répression de la police française et de la Gestapo dans la zone sud.

Conséquence : une prise de risque inconsidérée de la part des cadres de la Résistance pour se procurer des armes et de l’argent, alors qu’un jeu diplomatique très compliqué (et parfois sordide) se joue à Londres entre le gouvernement Churchill et De Gaulle, tandis qu’à Alger, le général US Eiseinhower est chargé de soutenir le général Giraud, proche de Vichy, lors de la mise en place du CFLN (comité français de la libération nationale) qui a lieu en juin 1943, alors même que Moulin va tomber aux mains de Klaus Barbie.

Nul ne peut dire ce qu’il serait advenu d’une Résistance unifiée autour de Jean Moulin (remplacé après son arrestation par Georges Bidault). Mais un héritage évident de son action est l’élaboration, dès l’été 1943, du programme du Conseil national de la Résistance, adopté le 15 mars 1944 et qui sera le socle du modèle social français. Il sera intitulé Les jours heureux.