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George Orwell

L’un des plus grands écrivains du vingtième siècle est mort à 46 ans, au moment où 1984 lui assurait enfin la reconnaissance et la richesse. Bernard Crick raconte avec rigueur, précision et distance qui était George Orwell.

La consécration, et puis la mort

Qui s’attendrait à rire en lisant une biographie de George Orwell ? L’auteur de 1984, fable glaçante (et souvent mal interprétée) du totalitarisme et de l’extinction des libertés individuelles est mort à 46 ans de la tuberculose en conclusion d’une brève vie marquée par les difficultés matérielles, la perte prématurée de sa première femme. C’est oublier un peu vite que derrière le ton désespéré de La ferme des animaux (publié en 1945), il y a un humour et un sens de l’absurde tout britannique. Bernard Crick a réussi le tour de force de restituer avec ses propres mots ce mélange de rigueur dans la description des faits, de concision dans la syntaxe et de ton décalé dans les anecdotes qui ressemblent tellement au style d’Orwell.

Ses péripéties sur l’île de Jura (à l’ouest de l’Ecosse) dans la ferme de Barnhill avec une cargaison d’animaux, sa manie de manger n’importe quoi (il avala ainsi par inadvertance des anguilles bouillies que sa femme Eileen avait préparées pour le chat), de s’habiller n’importe comment (un pardessus teint en marron qui lui donnait une allure de fasciste) ou de faire le fou avec son petit garçon adoptif (avec lequel il dévalait la rue en le portant sur les épaules, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, risquant de décapiter l’enfant aux branches basses des arbres) sont si bien racontées qu’elles sont irrésistibles.

De la période public school (en fait une école privée, qui inspira à Orwell l’essai vengeur Tels, tels étaient nos plaisirs) aux hospitalisations répétées d’après-guerre, on suit ainsi l’évolution aussi bien politique que littéraire d’Eric Blair. On découvre ainsi les différents pseudos qu’il proposa à son éditeur, Victor Gollancz : P.S. Burton, Kenneth Miles, H. Lewis Allways et finalement George Orwell, du nom d’une rivière. Ce dernier allait être retenu et passer plus tard à la postérité, donnant même naissance à l’adjectif orwellien, utilisé de nos jours à toutes les sauces.

Ce qui transparaît dans cette biographie extrêmement complète et d’une lecture très vivante, ce sont les obstacles qu’Orwell a dû franchir toute sa vie et qui ont fini par la lui prendre prématurément. Ainsi, à l’automne 1948, alors qu’il est gravement malade depuis plus d’un an, il cherche désespérément une sténodactylo pour mettre au propre son manuscrit de 1984. Mais comme il se trouve à Barnhill, sur l’île de Jura, personne ne vient et il doit lui-même taper à la machine ses corrections pendant de nombreux jours, alors même qu’il peut à peine tenir assis.

Orwell dut décider alors, comme le suggère Warburg, de jouer à la roulette avec sa santé, et de taper la version définitive lui-même — de se débarrasser de ce foutu machin, le livre qui avait commencé à le dévorer [...] et pour rendre les choses pires encore [...], il chauffait son bureau avec un réchaud à paraffine dans un état déplorable, qui puait et dégageait des fumées toxiques. Et puisqu’il travaillait dur, il se remit à fumer en quantité. [...] Si une secrétaire avait pu lui être envoyée, ou s’il avait eu à sa disposition un dictaphone, il aurait peut-être vécu plus longtemps.

Les médecins qui le soignaient ont utilisé sur lui la streptomycine, un nouvel antibiotique pour lutter contre la tuberculose. Mais les dosages étaient mal connus, et les effets secondaires très lourds. Un an plus tard, ces effets secondaires allaient être contrôlés et le traitement deviendrait beaucoup plus efficace. Mais c’était trop tard pour Orwell, mort en janvier 1950. Quand on vous dit qu’il n’a jamais eu de chance...

De son vivant, seuls ses deux derniers livres (La ferme des animaux, publié en 1945 et 1984, sorti en 1949) ont connu un succès d’édition, considérable même puisqu’ils sont devenus des classiques de la littérature mondiale et se vendent encore bien aujourd’hui. On ne peut pas en dire autant de Dans la dèche à Paris et à Londres, Histoires birmanes, Le quai de Wigan ou l’immense Hommage à la Catalogne, dont les tirages faméliques ne furent même pas épuisés. Quant à ses essais et articles, il faudra attendre les années 1968 en Angleterre et 1995 en France pour les voir publiés.

Sa vie familiale ne fut pas non plus facile : si son premier mariage, avec Eileen O’Saughnessy en 1936 fut relativement heureux, ils n’eurent pas d’enfant et en adoptèrent un à la fin de la guerre. Mais Eileen mourut d’un cancer et George se retrouva veuf à 42 ans. Il entreprit alors de demander plusieurs femmes en mariage, se heurta à autant de refus, et finit par épouser, trois mois avant sa mort, Sonia Brownell. Mais celle-ci écarta des Essais, articles et lettres les plus politiques de ses écrits (que les éditions Agone ont publié en français récemment) [1].

Le grand mérite de la biographie de Bernard Crick, outre son côté déprimant (comme celle de Victor Serge, Dissident dans la révolution), c’est de donner envie de se plonger dans les écrits d’Orwell. Et notamment ses écrits d’avant-guerre : Une histoire birmane (1934), Et vive l’aspidistra ! (1936) et Un peu d’air frais (1939). Ce que je ferai très bientôt. A noter aussi la publication, chez Agone, de l’essai de James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité. J’en parlerai très bientôt.