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Frédéric Rasera : « le foot pro est traversé par des logiques de domination »

La sociologie est un sport de combat, disait Bourdieu. Elle peut aussi s’intéresser aux sports collectifs, et notamment au plus populaire d’entre eux, le football. Frédéric Rasera l’a fait avec Des footballeurs au travail (Agone).

En dehors des quatre-vingt-dix minutes d’un match pendant lesquelles ils est sous le feu des projecteurs, à quoi ressemble le travail d’un joueur professionnel de football ? Frédéric Rasera, sociologue à l’université de Lyon 2, s’est invité pendant trois ans dans un club français de Ligue 2.

Au quotidien, lors des entraînements, dans la salle de soins ou chez les joueurs, il a observé et analysé les principes de fonctionnement, les tensions et les rapports de force à l’œuvre dans un collectif soumis à la concurrence et la précarité.

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Des footballeurs au travail (éditions Agone) est une sorte de pendant sociologique au documentaire Les yeux dans les Bleus réalisé en 1998 auprès de l’équipe de France. Sans les paillettes et les stars, mais avec beaucoup plus de profondeur. Ici, pas de « Muscle ton jeu, Robert ! » mais un éclairage très fin sur les contraintes liées au corps, l’hygiène de vie, la place des compagnes ou des médecins.

Rencontré fin novembre 2017 à Bressuire lors du Festival Lettres et Images du sport où il était invité (les photos de lui au micro y ont été prises), Frédéric Rasera a accepté de revenir sur ce travail. Vous pouvez également écouter l’émission de France Inter, L’œil du tigre, où il était avec Grégory Schneider l’invité de Philippe Collin le 8 janvier 2017.

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N’est-ce pas frustrant de devoir anonymiser votre enquête ? Avez-vous tout de même pu présenter le résultat de votre travail au club ?

L’anonymisation conditionne beaucoup de choses. C’est propre à la sociologie et aux sciences sociales en général : c’est ce qui préside à la construction d’une relation d’enquête marquée par la confiance. Et c’est aussi en lien avec l’objectif qui vise à dépersonnaliser les pratiques pour dégager des logiques plus générales. En même temps, c’est un travail monographique, il faut préciser des données pertinentes sans qu’on puisse reconnaître le club.

Par exemple n’est pas la même chose d’être en milieu de tableau ou en bas de classement, c’est important d’avoir des éléments de contexte, mais ce n’est pas une chronologie. Malgré tout, il y a une écriture narrative, c’est structuré autour de différentes temporalités.

J’ai fait un retour aux enquêtés, mais c’était essentiellement auprès des joueurs dont j’étais les plus proches. Le noyau dur, j’ai continué à les suivre, pour certains je suis encore proche d’eux. Certains ont lu le livre. Il n’y a eu aucun problème. Mais il faut tenir compte de la durée : l’enquête en elle-même a commencé il y a près de dix ans, et sur beaucoup de choses il y a prescription.

« Quand vous êtes étudiant, les gens sont sympas avec vous »

C’est une partie de ma thèse, modifiée et retravaillée pour publication. Il s’est passé quelques années entre la fin du travail de terrain et la sortie du livre. C’est un milieu où les carrières sont courtes, donc même quatre ou cinq ans, c’est énorme. Beaucoup de choses ont changé.

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A-t-il été facile de vous faire accepter par les joueurs et le staff technique ? Quel statut aviez-vous dans le groupe ?

C’était assez facile de me faire accepter. Il y avait un effet d’âge et de statut. Si je voulais faire la même chose aujourd’hui, le simple fait d’être prof à la fac, ce ne serait plus du tout pareil. J’étais étudiant à l’époque, et quand vous êtes étudiant, les gens sont en général sympas avec vous. Un de mes amis d’enfance était une figure du club, un des meilleurs joueurs. Pour entrer dans le vestiaire et entrer dans une relation de confiance, ça a joué.

Ensuite, ça se gagne au quotidien. Il faut expliquer sans en dire trop, ne pas forcément rentrer dans le détail de ce qu’est la sociologie… Il faut sortir avec les joueurs, respecter les codes culturels que je connaissais, car j’ai joué en tant qu’amateur en CFA 2.

Peu de temps avant, j’ai eu une fracture ouverte à la cheville. J’ai été suivi par un médecin qui était celui du club. Je le voyais régulièrement, je lui parlais de mes études, il m’a proposé de me faire entrer dans le « vestiaire ».

La question de la blessure, ça a sans doute joué aussi. Pour les joueurs, je représentais le type qui n’a pas de chance. Je n’étais pas un pro, mais ça a peut-être donné un capital de sympathie en plus. Progressivement, je me suis concentré sur la question du métier de footballeur.

A quoi vous attendiez-vous avant de commencer ce travail ?

Le foot comme objet sociologique m’intéressait beaucoup, car c’est très présent dans nos vies mais très peu étudié sociologiquement, ce n’est pas noble. Quand j’étais étudiant, j’avais fait un travail sur des jeunes en centre de formation qui ne sont pas devenus pro. Les questions de mobilité sociale m’intéressent beaucoup. Les questions de style de vie, de rapport à l’argent aussi, mais finalement elles ne sont pas dans le livre.

L’équivalent avait-il déjà été réalisé dans d’autres sports professionnels ?

En sport collectif, à ma connaissance non. Un Anglais l’avait fait pour des footballeurs mais avec des entretiens. Il ne pouvait pas accéder au lieu de travail, contrairement à ce que j’ai fait. Sur la boxe, il y a le travail de Loïc Wacquant, Corps et âme (éditions Agone). C’était un travail par immersion car il était boxeur lui-même.

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L’observation dans les entreprises, c’est déjà compliqué. Et dans les entreprises sportives aussi. Il y a récemment eu un travail de sociologie réalisé par une femme basketteuse professionnelle sur les questions d’emploi et de travail sportif. Elle a dû avoir accès à des données intéressantes. Mais ça reste très rare.

Ce qui est frappant quand on vous lit, c’est de voir que les règles qui régissent le Code du travail sont souvent outrepassées dans le football professionnel.

Par rapport aux formes les plus classiques du droit du travail, le football pro est très à la marge en terme de temps de travail notamment : par exemple, les amendes pour sanctionner des retards sont interdites habituellement mais acceptées dans le foot y compris par les joueurs eux-mêmes.

« Certains défendent l’idée que le sport est une exception, d’autres non »

Dans le foot pro français, il y a une convention collective, la charte du football professionnel, qui organise l’activité. L’essentiel se joue au niveau de la branche, pas de l’entreprise. Il y a le poids de la LFP qui régule tout. Sur ce point, les choses se jouent d’abord au niveau national, pas dans les clubs.

Il y a une institutionnalisation du droit du sport. C’est tout l’enjeu de certaines enquêtes, avec deux types de droit, le droit commun et le droit du sport. Certains défendent l’idée que le sport est une exception, d’autres non. Si on pousse la logique jusqu’au bout, on pourrait faire travailler les enfants à partir de 13 ans, au nom du sport. On peut utiliser l’idée que le sport est à part pour toutes sortes d’intérêts.

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Dans quelle mesure ce travail fait avec un club modeste de Ligue 2 est-il extrapolable aux clubs de l’élite ?

Dans une enquête sociologique, on travaille sur un lieu et sur des réalités historiques qui ne recouvrent pas l’ensemble d’un monde social. Le point de départ c’est de comprendre à quoi sont confrontés les joueurs. Ils appartiennent à une entreprise avec des contrats de travail, c’est la même chose en Ligue 1 qu’en Ligue 2, il y a une convention collective et des statuts identiques. Ce qui change, c’est surtout les niveaux de salaires. Mais il y a aussi de fortes inégalités salariales dans les deux cas. Il y a donc beaucoup d’éléments similaires.

« La majorité des joueurs de Ligue 1 ont une valeur marchande »

Selon les trajectoires sociales des joueurs, leur parcours, leur position sur le marché du travail, les modes d’appropriation seront différents. On retrouve ça aussi en Ligue 1. La différence, sans doute la plus importante, c’est que la majorité des joueurs de Ligue 1 ont une valeur marchande, alors que ce n’est pas le cas en Ligue 2. En Ligue 2, c’est finalement assez rare, le club achète et vend très peu de joueurs. En Ligue 1, on peut penser que les joueurs savent que s’ils ne jouent pas, ça pose un problème pour leur club car leur valeur marchande diminue. En Ligue 2, quand on ne veut plus d’un joueur, c’est qu’il ne vaut rien, on ne va pas le vendre. Il y aura un arrangement sur le contrat, pas de vente.

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Alors qu’on pourrait penser que ce qui compte entre joueurs c’est le palmarès, là c’est surtout le nombre de matchs joués en Ligue 1.

A l’échelle de la Ligue 2, le premier niveau de qualification entre eux, c’est le nombre de matchs joués à tel niveau de compétition. On parle tout le temps des titres, mais très peu de joueurs gagnent des titres ! L’important, c’est le nombre de matchs joués. Ce qui joue, c’est d’abord l’ancienneté, dans un métier où les carrières sont courtes et précaires, ensuite c’est le niveau de compétition. Par ailleurs, il faut avoir en tête que pour ces travailleurs-là, « jouer » cristallise tout. C’est la finalité d’un métier qu’on fait par passion mais il y a aussi des enjeux de visibilité très importants.

Finalement, ces joueurs ne subissent-ils pas les mêmes contraintes que ceux de l’élite, sans les avantages financiers de ces derniers ?

Dans un club de Ligue 2, le salaire moyen est autour de 11 ou 12 000 euros par mois. Certes c’est beaucoup par rapport à la moyenne des salariés, mais ça n’en fait pas des rentiers, ils évoluent sur un marché où ils peuvent être exclus rapidement et où les carrières sont très courtes. En Ligue 1, le salaire moyen est autour de 45 000 euros par mois, avec des écarts énormes. Ce qui veut dire que beaucoup de joueurs ne gagnent pas ça.

Ces inégalités sont de manière générale bien acceptées par les joueurs, car ça fait écho avec le principe de la hiérarchie sportive. Ils sont dans un univers où il faut être meilleur que l’autre, pour eux ce n’est pas illogique que les rétributions financières correspondent à ce qu’ils identifient comme des valeurs sportives différentes.

Cette enquête a été terminée il y a environ cinq ans. La situation des clubs professionnels de Ligue 2 a changé significativement depuis, avec la hausse continue des droits télé ?

Sur beaucoup de choses, je ne crois pas. La hausse des droits télé peut sans doute avoir des effets en cascade sur les stratégies de dirigeants de clubs de Ligue 2. Avec l’augmentation des droits télé en Angleterre, un club britannique peut par exemple être prêt à acheter un jeune joueur de Ligue 2 10 millions d’euros. Avant ce n’était pas le cas. Potentiellement, ça change la donne au niveau des budgets des clubs. Les dirigeants de clubs de Ligue 2 peuvent alors avoir des stratégies de recrutement qui prennent ça en compte, en cherchant notamment à trouver des « pépites » pour faire des coups.

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Le livre met en évidence la multiplicité des rapports de domination, que ce soit des dirigeants sur le coach, du coach sur les joueurs, des vieux sur les jeunes, des joueurs sur leur compagne… Finalement, la notion de collectif n’a pas grand chose à voir avec celle d’égalité…

Un des enjeux du livre, c’est de montrer que derrière l’image de l’aventure humaine associée au sport de haut niveau, c’est un univers traversé par des logiques de domination importante. Mettre un joueur du jour au lendemain sur la touche, c’est une pratique très dure qui a une impact sur ses perspectives de carrière et sur sa vie familiale : par exemple jouer le dimanche après-midi avec la réserve plutôt que le vendredi soir avec l’équipe première, ce n’est pas la même chose.

Dans le monde de l’entreprise en général, on retrouve ces logiques-là. Notamment dans les nouvelles formes d’organisation du travail où on valorise le collectif, l’émancipation au travail… On parle de partager une aventure commune, on utilise le vocabulaire sportif, on fait venir des sportifs dans l’entreprise pour motiver les troupes. Derrière ça, il y a des logiques d’individualisation, de mobilisation des travailleurs qui les poussent à en faire plus dans leur vie privée, à ne pas mettre de frontière entre le travail et la maison, avec cette idée que le travail est une vocation et permet l’épanouissement personnel.