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Et que le vaste monde poursuive sa course folle

Ce matin du 7 août 1974, un homme marche dans le ciel de New York. C’est autour du geste poétique et insensé du funambule Philippe Petit que Colum McCann tisse un récit éclaté et vibrant comme lui seul sait le faire, où se croisent les échos assourdis du Vietnam, la misère des prostituées du Bronx, le sacrifice d’un prêtre irlandais ou les doutes d’un juge progressiste.

UN FIL TENDU ENTRE DEUX MONDES

A 45 ans, Colum McCann est sans doute le meilleur écrivain nord-américain vivant. Après Les saisons de la nuit (sur la construction du métro-new-yorkais et celle des gratte-ciel de Manhattan), Danseur (sur Rudolf Noureiev) et Zoli (sur le sort des tsiganes), l’Irlandais d’origine (il est né près de Dublin) met la barre très haut avec Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Très exactement à 412 mètres d’altitude, là où Philippe Petit a tendu son câble d’acier, entre les deux tours jumelles du World Trace Center inaugurées l’année précédente. Le funambuliste français a traversé huit fois en quarante-cinq minutes les 64 mètres entre les deux bâtiments, avant d’être arrêté par la police.

Cet épisode, suivi depuis le sol par des milliers de badauds, c’est le point focal du roman de McCann, là où les destinées se croisent : un prêtre irlandais qui vit dans le Bronx au milieu des prostituées et des junkies, son frère venu le rejoindre, une femme de la haute bourgeoisie dont le fils est mort au Vietnam, son mari juge, un couple de peintres branchés... et Petit lui-même dont on suit la préparation et que l’on retrouve après son arrestation.

La façon dont McCann raconte cette traversée héroïque est elle-même étonnante d’inventivité et de finesse : c’est par l’intermédiaire d’informaticiens bidouilleurs qui piratent des lignes téléphoniques sur la côte ouest que l’on suit les péripéties de Petit sur son fil, décrites par des témoins appelant depuis une cabine téléphonique.

Mais réduire le roman au récit de cet exploit serait une grave erreur. Comme toujours avec McCann, c’est tout un monde qui se déploie au fil des pages avec des personnages qui font un bout de chemin avec nous, que l’on accompagne le temps d’un chapitre ou deux et que l’on quitte, sans savoir si on les retrouvera plus tard. Tout l’art de McCann est là, dans cette précision quasi-documentaire (il faut voir comment il décrit un immeuble du Bronx et un appartement luxueux de Park Avenue) que l’on retrouvait déjà dans Les saisons de la nuit quand il nous emmenait explorer les tunnels du métro.

Ce souci du détail, loin d’assécher le récit, est avant tout au service des personnages avec lesquels McCann ne peut s’empêcher d’éprouver de l’empathie, sans jamais les juger ni en faire des héros. Il les observe, empêtrés dans leurs contradictions et leurs échecs, mais profondément humains, toujours. « Le monde va mal, les gens souffrent. C’est un fait. La question, c’est comment on s’en remet ? Et la réponse tient en peu de choses : en s’autorisant à être indulgent et clairvoyant avec soi-même et les autres », explique-t-il dans un passionnant entretien [1].

Si la quasi-totalité du roman se déroule donc dans cette journée du 7 août 1974, le dernier chapitre nous envoie, en guise de conclusion, en octobre 2006. A ce moment-là, les tours jumelles n’existent plus, et Internet a bouleversé la manière dont l’information circule. Or, McCann nous parle aussi de ça, des pionniers de l’Arpanet chargés au Vietnam de programmer des ordinateurs pour tenir une comptabilité exacte des victimes (américaines) et qui, déjà, détournent le réseau téléphonique par goût de l’aventure.

Autant dire que Et que le vaste monde poursuive sa course folle parle autant des années soixante-dix que de notre époque avec ses inégalités, ses injustices, son besoin de poésie et la nécessité de se serrer les coudes. Entre les deux, McCann joue au funambule et tel Philippe Petit sur son câble, esquisse un pas de danse, fléchit le genou et salue le public.


Philippe Petit traverse le World Trade Center
envoyé par Tubulamarok. - Découvrez de nouvelles destinations en vidéo.

En 2008, James Marsh a consacré un documentaire à la traversée de Philippe Petit. En voici un long extrait.

[1avec Benoît Legemble pour Le Matricule des anges, n°108, novembre-décembre 2009