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De la décence ordinaire

C’est le concept-clé de l’œuvre de George Orwell, la notion fondamentale qui traverse tous ses écrits, des articles aux romans en passant par ses essais. La décence ordinaire est définie et expliquée par Bruce Bégout qui lui consacre un petit livre éclairant.

UNE CERTAINE FORME D’ESTIME DE SOI

Orwell est l’exemple même de l’auteur mondialement connu, dont le nom est utilisé à toutes les sauces, et dont l’œuvre est globalement ignorée. C’est pourquoi le travail des éditions Agone [1] est si important. Dans l’entretien qu’il m’a accordé en novembre 2009, Jean-Jacques Rosat abordait la notion de common decency, cette décence commune qui constitue l’apport le plus original de la pensée orwellienne.

En 2008, Bruce Bégout [2] a consacré à cette notion, qu’il traduit par décence ordinaire, un bref essai aux éditions Allia. Son travail est intéressant car il tente de définir ce concept qu’Orwell évoque souvent, soit directement dans ses essais [3], soit de façon plus elliptique dans ses romans. C’est l’un des premiers, dans les années 30, à s’intéresser de près au prolétariat urbain ordinaire, et même aux déclassés, aux sans-abris, dont il partage le quotidien pendant quelques mois. Et ce qu’il découvre l’étonne : il y a chez ses gens-là des valeurs morales, une décence commune, qui donne un sens à l’existence et qui peut être compris comme un pôle de résistance à tous les extrémismes.

Loin du simplisme d’une supériorité morale des pauvres, mise en avant par la littérature et le cinéma de l’époque, la décence ordinaire « signale simplement la présence dans la vie ordinaire de qualités morales sur lesquelles peut s’élever une société décente et juste » [4]. Elle s’oppose évidemment à l’indécence extraordinaire dont font preuve chaque jour les classes supérieures, dirigeants politiques et capitaines d’industrie.

Et ici, le présent n’est pas une figure de style : sept décennies ont passé depuis les écrits d’Orwell, et cette indécence a pris des proportions stratosphériques, que ce soit dans les écarts gigantesques de niveaux de vie ou, pis encore, dans l’incohérence entre les discours (dignes héritiers de la novlangue de 1984) et les actes. C’est dire si la notion de décence ordinaire n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. C’est pourquoi il est urgent de lire Orwell.

[1qui ont publié depuis 2006 les chroniques d’Orwell dans l’hebdomadaire Tribune, A ma guise, ses Ecrits politiques, et un livre d’analyse de John Newsinger, La politique selon Orwell

[2lire l’entretien qu’il a accordé en décembre 2009 au site Article XI

[3notamment dans Le quai de Wigan et Dans la dèche à Paris et à Londres

[4Bruce Bégout, De la décence ordinaire, p 22