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Comment notre monde est devenu cheap

Depuis plus de sept siècles, le capitalisme transforme en argent la nature et les humains. Via l’exemple tragique de Christophe Colomb, Raj Patel et Jason Moore racontent la cheapisation du monde.

La toute dernière phrase des remerciements des auteurs est peut-être la plus importante du livre : « nous devons penser et agir comme si nos vies en dépendaient ». Et pour cela, il faut comprendre ce qu’est ce monde qui marche sur la tête dans lequel il nous est donné de vivre, en ce début de troisième millénaire. Ce monde qui a sans doute atteint ses limites, détruit son environnement d’une manière probablement irréversible et porté les inégalités de richesse à des sommets jamais atteints.

Ce monde, les enseignants américains Raj Patel (économiste) et Jason Moore (historien) le nomment clairement : c’est celui du capitalisme, né à la fin du Moyen-Age à la suite du passage de la Peste noire qui dévasta l’Europe. Un capitalisme prédateur, dont l’unique objet n’était pas l’amélioration du niveau de vie des habitants mais la maximisation du profit. Et comment faire ? En baissant les coûts de production. En faisant du cheap, en marchandisant tout : la nature, l’énergie, le travail, l’argent, l’alimentation, le care (l’éducation, les soins, le travail domestique) et au final les vies.

Le prix de tout, la valeur de rien

La fulgurante citation d’Oscar Wilde (« le cynisme, c’est savoir le prix de tout et la valeur de rien ») peut aussi s’appliquer au capitalisme. Tout a un prix, l’eau que l’on boit, l’animal que l’on nourrit, le bois des arbres, le pétrole du sous-sol, les terres que l’on cultive. Tout s’achète et tout se vend. Et parfois se vole : les conquêtes coloniales ont été de formidables entreprises de pillage, l’esclavage a permis le décollage économique et les femmes cantonnées à la maison ont fourni du travail indispensable et gratuit.

« Si le capitalisme est une maladie, alors c’est une maladie qui mange votre chair, qui vend vos os comme engrais, avant d’investir ce profit pour récolter des cannes à sucre et enfin, vend cette récolte aux touristes qui paient pour visiter votre tombe. »

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Ce que Patel et Moore démontre brillamment, c’est d’une part pourquoi le capitalisme a eu besoin du vol, de l’extorsion et de l’esclavage pour devenir hégémonique et conquérir le monde, et comment tout le système ne tient que par ce principe du cheap, du pas cher et abondant. Mais comme cette course en avant a pour cadre un monde aux ressources finies, il arrive un moment où le capitalisme va se fracasser sur les limites (qu’il a lui-même contribué à rapprocher). Nous y sommes.

L’écologie-monde contre Descartes

La pensée cartésienne qui se développe à partir du 17ème siècle a donné un cadre théorique au capitalisme : l’opposition entre Nature et Société, Blancs et colorés, l’Occident et le reste du monde, hommes et femmes, colonisateurs et colonisés, capitalistes et travailleurs. Or, pour Patel et Moore, nous vivons dans une écologie-monde, qui relie les humains au tissu vivant dont ils dépendent et qui dépend d’eux.

« Le capitalisme a toujours été façonné par la résistance — des émeutes d’esclaves aux grèves de masse, des révoltes anticoloniales à l’organisation des droits des femmes et des peuples indigènes en passant par l’abolition de l’esclavage — et il a toujours réussi à survivre. Mais tous les mouvements d’aujourd’hui sont connectés, et cette connexion offre une antidote au pessimisme. L’écologie-monde peut aider à faire le lien ».

Ruffin, Patel et les nuggets de poulet

En septembre 2018, Raj Patel était interviewé par François Ruffin. Cette vidéo de 27 minutes est éclairante. Patel y raconte le capitalisme par le nugget de poulet et Christophe Colomb. C’est par cette vidéo que j’ai découvert le livre.