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Brasier noir

Parce que l’électorat de Trump est l’héritier direct de la minorité blanche raciste des années soixante, il faut lire Brasier noir, roman fleuve post Katrina où les anciens du KKK devenus des notables sont prêts à tout pour empêcher la vérité d’advenir.

Peut-être faut-il un peu d’inconscience pour se lancer dans la lecture d’un roman de 1054 pages, à l’époque du tweet péremptoire et de la punchline fracassante. C’est un pari à tenter, mais si ça marche, ce n’est que du bonheur. Il m’a fallu 19 jours (en une dizaine de séances de lecture) pour en venir à bout et, comme à chaque fois après un livre choc, il va falloir laisser un peu de temps avant d’attaquer une nouvelle fiction.

Brasier noir (Natchez Burning en vo) est le premier volume d’une trilogie d’une ambition démesurée sur le Sud profond, celui du Mississipi et plus précisément de la petite ville de Natchez. L’action principale se passe de nos jours, juste après l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle Orléans, et tire des lignes dans les années soixante.

Ku Klux Klan, Bob Kennedy et Martin Luther King

A cette époque, la région est à feu et à sang : la population noire électrisée par Martin Luther King tente de faire valoir ses droits, le ministre de la Justice Robert Kennedy est dans le collimateur de la Mafia et le Ku Klux Klan continue de régler ses comptes, cent ans après la Guerre de Sécession.

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Alors que le maire de Natchez, l’ex-procureur Penn Cage, tente de faire tenir ensemble les communautés de 2005, la mort d’une infirmière noire gravement malade est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Le père de Penn, le médecin Tom Cage, est rapidement accusé de meurtre et son fils va tenter de l’innocenter. Mais pour ça, il va falloir fouiller dans les décombres de l’histoire, et sous des pierres que personne n’a soulevées depuis cinquante ans grouillent des choses hideuses.

Entre Ellroy et James Lee Burke

Dans un style à mi-chemin entre celui de James Ellroy (pour la description clinique du fonctionnement des Aigles bicéphales, une sous-branche autonome du Klan) et celui de James Lee Burke (grand écrivain du Sud profond), Greg Iles superpose à merveille les strates temporelles (l’action principale ne dure que trois jours, et l’arrière-plan un demi-siècle) et les secrets bien gardés, qu’ils soient à l’intérieur d’une famille ou à l’échelle d’un Etat.


 

Le couple formé par le maire de Natchez et la journaliste Caitlin Masters est lui aussi riche de tensions : quand l’un découvre quelque chose, doit-il le garder pour lui ou le révéler à l’autre ? Entre la réputation d’un père à préserver et un prix Pulitzer potentiel pour des révélations remontant aux assassinats des frères Kennedy et de Martin Luther King, le choix est moins évident qu’on ne le croit...

Trois jours, cinquante ans, mille pages

La narration de Greg Iles est un jeu subtil avec le temps : celui contre lequel courent les personnages principaux pour éviter la prison à Tom Cage, délimité par l’action de la justice et la publication des journaux. Et le temps long, celui dans lequel évolue la mémoire, comme l’illustre cet extrait, qui évoque la manière dont un souvenir profond réapparaît chez une des protagonistes du drame des années soixante :

Depuis la visite d’Henry dans cette maison, la semaine passée, des étincelles éclataient dans les espaces vides du cerveau de Katy. Des images surgissaient de nulle part, semblables aux visions qu’elle avait eues après des comas éthyliques, des visions dont elle n’était même pas certaine qu’elles aient jamais été réelles. Henry lui avait posé des questions au sujet d’un garçon noir, il avait prétendu qu’elle l’avait aimé autrefois. Pooky Wilson.

La première fois qu’il l’avait prononcé, ce nom l’avait à peine émue, comme une pierre lancée dans un lac profond s’enfonce sans fin dans l’obscurité. Mais plus tard, cette nuit-là, alors qu’elle sombrait dans un sommeil agité, cette pierre avait fini par toucher le fond. Et en touchant le fond, elle avait libéré quelque chose.

La chronologie et les pâquerettes

Un peu plus loin, page 787, le romancier joue même avec le lecteur en lui dévoilant ce qui ressemble furieusement à sa méthode de travail pour s’y retrouver dans sa documentation et ses personnages :

Sexton était un enquêteur talentueux, un écrivain solide, mais sa technique d’organisation datait du siècle dernier. Pour relever le défi organisationnel, Donald Pinter, un journaliste diplômé de Columbia, avait commencé à élaborer une cartographie des données ainsi que des tableaux contenant des répartitions des personnalités mineures et majeures en lien avec les meurtres des années 1960. [...]

Pinter dressait également une matrice chronologique commençant avec la naissance d’Albert Norris en 1908 et courant jusqu’à aujourd’hui. A l’intérieur de cette chronologie, on trouvait des repères qui renvoyaient à des sous-blocs plus détaillés. Le plus important de ces sous-blocs proposait une chronologie mois par mois, de janvier 1963 à décembre 1968.

Les assassinats décisifs enserraient cette chronologie en rouge flamboyant [...] alors que les meurtres raciaux locaux étaient surlignés en bleu foncé. Les simples tabasses et autres « chasses aux lapins », ainsi que le Klan avaient qualifié les agressions non mortelles, étaient marqué en jaune et ponctuaient la frise d’une guirlande de pâquerettes.

Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une trilogie, on attend la suite avec beaucoup d’impatience. Ça ne devrait pas trop durer : le tome 2, intitulé L’Arbre aux morts (Tree of bones) sortira en janvier chez Actes Sud. Et si l’intervalle est le même pour la dernière partie, celle-ci (Mississipi Blood) pourrait arriver à la rentrée 2019.