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Anatomie d’un instant

Il y a près de trente ans, la jeune démocratie espagnole vacillait sur ses bases lors d’une tentative de coup d’Etat avortée après une quinzaine d’heures de prise d’otages dans le parlement. Javier Cercas voulait en faire un roman, il a fait mieux que ça : une analyse historico-littéraire en forme de mécanique de précision.

Un homme debout dans un parlement couché

23 février 1981, quelques minutes avant 18h30. Au Parlement espagnol, les députés sont en train de voter pour désigner le successeur au chef de gouvernement démissionnaire, Adolfo Suarez. Soudain, des militaires surgissent, le pistolet au poing, et hurlent des ordres : « tout le monde à terre ! ». A cet instant précis, la jeune démocratie espagnole, cinq ans après la mort de Franco et quarante ans de dictature, est sur le point de tomber. Le Roi Juan Carlos va-t-il laisser faire le coup d’Etat, ou s’y opposer ? L’armée, encore majoritairement franquiste au niveau des officiers, suivra-t-elle les putschistes ?

Dans l’hémicycle, les députés se sont jetés entre les rangées de fauteuil alors que les balles ricochent au plafond. Trois d’entre eux n’ont pas bougé : le général Guttierez Mellado, le leader communiste Santiago Carrillo et le président du gouvernement, Adolfo Suarez. Le premier est debout et fait face aux putschistes, les deux autres restent assis. C’est le point de départ du dernier livre du romancier espagnol Javier Cercas.

Pour autant, Anatomie d’un instant est-il un roman ? Non, même si à l’origine il aurait dû l’être. Javier Cercas l’explique dans un prologue qu’il appelle d’ailleurs Epilogue d’un roman : alors qu’il venait de terminer le brouillon de la première version de ce qui était alors une fiction sur le 23 février, il a lu qu’un quart des Anglais croyaient que Winston Churchill était un personnage fictif. Peu de temps après, une fois épluché toutes les archives, tous les documents d’époque, et notamment les enregistrements vidéo du putsch, l’auteur en arrive à l’évidence : aucune fiction ne sera meilleure que le récit de la réalité.

A partir de cette image obsédante — Adolfo Suarez assis, seul, dans un hémicycle sous le contrôle des putschistes — Javier Cercas va donc essayer de comprendre le sens des événements du 23 février, et par là-même sonder les intentions et les actes des principaux protagonistes. En plus de quatre cents pages, il va démonter le coup d’état comme on démonterait un réveil, pièce par pièce, méticuleusement. Et c’est tout le vingtième siècle espagnol qui se déploie sous sa plume, de la guerre civile au retour à la démocratie en passant par les années noires du franquisme.

Ce travail, on doute qu’un journaliste ou qu’un historien l’aurait mené de cette façon, qu’on pourrait qualifier tout à la fois d’entomologiste (d’où l’anatomie du titre) et de littéraire. Ce n’est que dans les toutes dernières pages que Cercas dévoile les ressorts intimes de son projet : décrire l’histoire et les motivations d’Adolfo Suarez, c’est une manière de parler de son propre père, né trois ans après le président du gouvernement et mort à l’été 2008.

Javier Cercas en septembre 2010 dans la librairie L’Arbre à lettres à Paris :


Javier Cercas, anatomie d’une rencontre.
envoyé par arbrealettres. - Regardez plus de courts métrages.

Journal d’Antenne 2 (20h) du 24 février 1981, présenté par Paul Amar avec Patrick Poivre d’Arvor à Madrid :

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